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  • Photo du rédacteurPierre Gouyou Beauchamps

La Transpyrénées Race, quand la beauté décuple le mental.






Jeudi 6 octobre 2022, 4 heures du matin.


Sous le grand chapiteau, les deux organisateurs de la TransPyrénéesRace gesticulaient face à une audience de 150 personnes courbées en avant, casquettes numérotées vissées sur la tête. On aurait cru un spectacle de mime. Le show avait l’air bien rôdé mais les instr


Je me suis réveillé en sursaut dans un monde qui penchait. Debout, en équilibre au milieu de la route, penché sur mes prolongateurs. La lumière crue de mon phare se dispersait dans un brouillard aveuglant. Des ténèbres suintaient de lourdes gouttes d’eau glacée. Deux salamandres poursuivaient leur besogneuse traversée de la chaussée. Je les avais repérées avant de m’évanouir. Au vu de leur progression, je n’avais pas dû somnoler plus d’une minute ou deux. Au cœur de la nuit, au bout de l’effort, on a les repères qu’on peut.


J’ai refermé les yeux. J’ai replongé dans l’ivresse absolue, un raz-de-marée d’images défilantes, un tourbillon de sensations corporelles et mentales généré par une fatigue profonde, jusqu’alors inconnue, nourrie par 1500 kilomètres de course et 36 000 mètres d’ascension en moins de 6 jours. En pleine montée du col de Soudet, j’ai goûté à la drogue dure de la longue distance à vélo, qui annihile les doutes, décuple la force mentale et propulse vers l’avant. J’étais dans un état ambivalent, glorieux et lamentable et j’avais encore 140 kilomètres et deux cols à franchir avant le grand final sur la plage. Mon corps tentait de rattraper mon esprit qui, lui, était déjà arrivé.


Vendredi 30 septembre 2022, veille de départ


Sous le grand chapiteau, les deux organisateurs de la TransPyrénéesRace gesticulaient face à une audience de 150 personnes courbées en avant, casquettes numérotées vissées sur la tête. On aurait cru un spectacle de mime. Le show avait l’air bien rôdé mais les instructions pré-course se noyaient dans le bruit blanc d’une pluie battante. Lorsque l’orage s’est enfin calmé, j’ai échangé avec mes camarades de tribune, Samuel Becuwe et François Deladerrière, casquettes 141 et 32. En résumé, il fallait rouler loin et longtemps en évitant d’enfreindre quelques règles de course élémentaires. De toute façon, tout le monde ici était bien au courant de ce qui les attendait au lever du jour suivant : un long jeu de piste de 1600 kilomètres et 36000 mètres de dénivelé positif à travers une quarantaine de cols des montagnes pyrénéennes. Un coast-to-coast-to-coast : Atlantique - Méditerranée - Atlantique. La TPR comporte des points de passage à valider - les fameux checkpoints, CP pour les intimes - et des parcours obligatoires à suivre en intégralité. Au départ de la Promenade des Rochers de Saint-Jean-de-Luz, les 150 concurrents devaient relier le CP5 du Cap Béar sur la côte méditerranéenne après validation de trois points de passage et deux parcours, avant d’entamer la longue route du retour en empruntant l’interminable Parcours 6, le fameux Raid Pyrénéen dessiné en 1952 par le cyclo-club béarnais : 620 kilomètres de routes de montagne cumulant 17000 mètres positifs en passant par 18 cols dont plusieurs mythiques, Tourmalet et Aubisque inclus. Sur le papier, le profil altimétrique ressemblait à la photo de profil d’un crocodile. Sur le terrain, aussi.


Samedi 1er octobre, 6 heures du matin, départ de la TPR



Blottis les uns contre les autres à quelques mètres des rouleaux océaniques, on s'est lancés par vagues de 20 concurrents toutes les 5 minutes. J’étais dans la n°6, j’ai eu le temps d’observer les vélos concurrents. J’ai appris à ne pas paniquer. A trop regarder ce que font les autres, on oublie parfois la raison de ses propres choix. Sur la ligne de départ, il est trop tard pour modifier quoi que ce soit, à moins de fragiliser l’équilibre personnel que l’on a choisi pour sa course : une subtile négociation entre poids, sécurité et confort qui occupe les esprits jusqu’au dernier moment. Je me souviens avoir lorgné sur les vélos des autres, lors de la première édition de l’Atlas Mountain Race, une course de 1150 kilomètres de VTT sur les pistes marocaines, au printemps 2020. Les équipés léger me terrifiaient, ceux mal fagotés me rassuraient. Les 10 premiers arrivés n’étaient pas ceux sur qui j’aurais parié.


La course est partie rapidement, sous un ciel d’orage. En moins de 3 heures, la plupart des concurrents avaient déjà effacé les premières ascensions et rejoint le CP1 du col d’Ispéguy, au kilomètre 67. Entretemps, j’avais déjà doublé un concurrent sur un vélo de triathlon dont la sacoche de selle, enroulée dans un sac poubelle trop grand, gonflait comme un parachute. Et un autre dont le pneu arrière avait littéralement explosé et qui marchait sur le bas-côté. Je me souviens m'être demandé jusqu’où il comptait marcher. Les débuts de course ne sont pas toujours ceux qu’on imagine. Sous la pluie battante de la troisième heure de course, ça tournait plus dans le cerveau que dans les jambes. Ça sentait le stress.


Des doutes, j’en ai. Des tas. Mais de moins en moins celui de terminer une course. J’ai roulé les 1200 kilomètres de la Desertus Bikus


en moins de 4 jours, sur un malentendu. Je me pensais incapable de passer deux nuits blanches sur quatre sur un vélo. Mais lorsqu’à 23 heures, je me suis retrouvé sans système de couchage en plein désert du Gorafe, avec des températures qui chutaient, je n’avais pas eu d’autre choix que de poursuivre à travers la nuit. Et c’était passé. J’avais rattrapé des concurrents, gagné des places, pris du plaisir. A part quelques brûlures de selles, j'étais arrivé en bon état physique à Nerja. J’étais coureur ! Modestement, mais coureur quand même. “Midpack racer”, disent les anglophones qui aiment tout catégoriser. Pas menaçant pour la tête de course, mais qui roule dans les temps impartis. Sofiane Sehili, vedette mondiale des courses à vélo tout-terrain, m’accueillant à 22h30 dans le café de Nerja : “Dis donc, t’as fait des progrès depuis le Maroc ! J’ai calculé, il va te falloir 179 ans pour arriver à mon niveau.”

Je ne battrai jamais Sofiane à vélo. On ne roule pas dans la même catégorie. Mais je me suis découvert une capacité à rouler fort, longtemps et sans me blesser. C'est déjà une victoire.



J’ai rencontré le vent dans le dos, côté espagnol. Pendant des heures, j’ai filé à plus de 30 km/h vers l’Est, sur un faux-plat montant. La monotonie de la route, droite et éloignée de la ligne de crête qui défilait à gauche, était compensée par la sensation d’être propulsé dans la course. La nuit nous a cueillis, avec quelques autres coureurs, dans la montée du col de Cotefablo, dont le sommet est nivelé par un long tunnel froid baigné d’une lumière orangée.


A l’étape du premier soir, j’ai eu l'impression de jouer au poker menteur avec les deux coureurs, Sebastian et Tristan, qui s’étaient arrêtés à la même auberge de Broto, minuscule village au pied du Parcours 2. J’avais du mal à avouer des douleurs que je trouvais prématurées, après seulement 290 kilomètres de course et 4600 mètres positifs avalés. Mais j’étais seul à jouer. Contre moi-même. Si le mental flanche, la course s’arrête. Sur un vélo, on peut donner le change. Ralentir un peu si on est dans la difficulté, faire le dos rond et attendre que le corps fasse ce qu’on attend de lui : cadencer et dérouler du kilomètre. Mais une fois descendu de vélo, debout dans le hall d’entrée de cette auberge espagnole, mes jambes tremblaient et mes genoux grinçaient. Mon cardio semblait ne pas avoir compris que je m’étais arrêté depuis une demi-heure et continuait à battre comme pour gravir un col. J’étais déjà exténué. Surtout, j’étais inquiet de la tournure que prenait ce début de course. Rouler sur le dos des Pyrénées dans la douleur, en gravissant un Mont-Blanc tous les jours pendant 6 jours, c’est impossible. Et si demain, ça n’allait pas mieux ? Et si j’étais parti trop vite ? J’ai arrêté de penser. Les distances sont trop grandes, les dénivelés vertigineux. La TPR est écrasante. J'ai accueilli la rambarde de l’escalier avec une satisfaction assumée et j’ai claudiqué jusqu’au dortoir du deuxième étage où ronflaient déjà mes deux compagnons d’aventure. Le lendemain matin, la douleur était partie. Ne jamais paniquer. Le corps a souvent des ressorts que le mental ignore.





Les lueurs du deuxième jour ont pointées alors que nous roulions en groupe éclaté, depuis plus de 3 heures, sur les routes défoncées du Parcours 2. Pour animer la course, attiser le suspens chez ceux qui suivent à distance et tester le mental des coureurs, les organisateurs redoublent de stratégies diaboliques. Le Parcours 2 échoue dans le hameau de Plan, au bout d’une longue et étroite vallée. Un cul de sac de luxe, au centre d’un cirque de montagnes tapissées de forêts, rehaussées de falaises. Au bout du monde, on avait le choix entre rebrousser chemin et contourner le massif montagneux par un détour bitumé de 80 kilomètres ou bien foncer droit devant, à travers la montagne, en suivant une piste gravel de 12 kilomètres et 800 mètres positifs. Je n’aime pas faire demi-tour. Comme la plupart de mes compagnons, je me suis lancé dans l’ascension du col de Sahùn, qui nous a propulsés au-dessus de la limite des arbres, dans des alpages à l’herbe rase à plus de 2000 mètres d’altitude. J’ai appris plus tard qu’un coureur avait subi 8 crevaisons dans la descente et qu’un autre avait été plus rapide que nous en contournant la montagne. Le plan diabolique fonctionne parfois à merveille.


L’après-midi s’est écoulé tranquillement, au rythme lent de quatre ascensions successives : Fadas, Espina, Creu de Perves, Sant Antoni. Des cols faciles, roulants, chacun affichant entre 400 et 700 mètres de dénivelé et moins de 5% de pente. En temps normal, une formalité. Mais la fatigue s’installe lentement, sans que l’on s’en aperçoive. Au kilomètre 200 du deuxième jour, une mauvaise route m’a déposé dans la petite ville de Sort, au pied d’une longue ascension. A 19 heures, les terrasses de café étaient bondées, les tapas recouvraient des tables animées. Le soleil passait derrière la montagne, il fallait prendre une décision. Dormir ici ou continuer. Ma tête connaissait déjà la réponse mais mon corps semblait s’y opposer. Je ne me suis pas laissé le choix : j’ai réservé une chambre de l’autre côté du col, à 50 kilomètres de là. Esprit contre corps : 1-0. J’ai gravi les 1000 mètres de dénivelé du Port de Canto en pleine nuit, avant de m’effondrer vers minuit dans un lit d’hôtel de la Seu d’Urgell, au pied du CP3.





Pour garder un semblant de repères mentaux, j’avais divisé chaque journée en trois étapes de 6 heures. Trois longues vagues, comme une houle régulière. Dans mon monde parallèle, la première commençait vers 5 heures du matin et englobait ce qui restait de la nuit, le lever du soleil et les premières chaleurs. C’est la vague du renouveau, où l’on découvre les paysages que la pénombre a jalousement dissimulé, où l’on se fantasme volant au-dessus des montagnes, abattant les kilomètres. La deuxième vague, vers 11 heures, apporte l’installation de la fatigue, l’engourdissement des mains et des épaules et la désillusion, puisque les kilomètres ne défilent pas comme prévu. C’est aussi celle de la lumière du soir et de la lente dérive vers la nuit, qui vient toujours un peu trop vite. 19 heures sonne l’heure du dernier ravitaillement et de la vague nocturne. Un monde de sensations, où l’on évolue dans l’espace restreint d’un pinceau de lumière. J’ai adoré rouler la nuit, qui porte en elle la sensation que le monde vous appartient.


Le cliquetis d’une roue libre dans le couloir m’a jeté hors de l’hôtel. A 5 heures du matin, quelqu’un était déjà en mouvement. La course ne s’arrête jamais. L’horloge tourne. J’ai traversé la Principauté d’Andorre dans un fond de vallée bordé d’une guirlande de stations essence et de supermarchés aux néons multicolores avant de remonter un long ravin tortueux côté espagnol jusqu’à l’hôtel suranné du CP3, à Os de Civis. J’y suis arrivé en danseuse, pour réchauffer les 5 degrés ambiants et me prouver que j’avais encore un peu d'énergie. J’ai fait valider ma carte par un bénévole quasiment aussi fatigué que moi, avalé 3 cafés crème et je ne me suis pas attardé, poussé hors de la vallée par une sensation d’écrasement. Le ciel se résumait à une fente étroite au-dessus de l’hôtel. J’ai empilé mes couches de vêtements avant de me laisser glisser dans le toboggan de bitume.





Au bout de trois jours, j’étais installé dans la course. L’inverse était aussi vrai. Chacun évolue dans sa bulle, aménagée selon ses objectifs, ses capacités, ses envies, son état de forme. La TPR est une course, mais l’entente est fraternelle entre les participants. L’après-midi du troisième jour, j’ai fait bulle commune avec Laurent, casquette 75, un breton de la région de Lorient que j’avais surnommé “l’homme au sac jaune”, rapport au sac de ravitaillement qui pendait de sa cocotte droite. On s’était rencontrés la veille dans la montée du col de Creu de Perves, en Espagne. On s’est retrouvés au sommet du col d’Ares, baigné dans la lumière de fin d’après-midi. La Méditerranée était en vue, encadrée par les derniers contreforts des Pyrénées. On n’a pas beaucoup parlé mais nos regards fatigués et heureux disaient la même chose : on allait bientôt atteindre la moitié du parcours. J’ai adoré ces rencontres fortuites. Je n’ai croisé Laurent qu’une fois le lendemain au CP5 du Cap Béar et puis plus loin, à l’arrivée sur l’Atlantique. La photo de son arrivée est bouleversante. On y voit un homme épuisé mais souriant, accompli, courbé sur son vélo, tenant la main d’un bénévole.





Sur un banc de la place principale de Prats de Mollo, au pied du col d’Ares, je me suis perdu dans les chiffres. A 20 heures, j’avais encore 95 kilomètres et près de 1000 mètres positifs à couvrir pour rejoindre la côte méditerranéenne, valider le CP5 du Cap Béar et atteindre l’hôtel de Port-Vendres que j’avais réservé. À force d’enchaîner des journées à plus de 250 kilomètres, j’ai envisagé ces 95 kilomètres comme une petite sortie du soir. J’avais clairement perdu mes repères. La nuit m’a englouti alors que je remontais une étrange piste de béton noyée dans un sous-bois. Au sol, une feuille morte sur deux était un crapaud. J’ai dû louvoyer fébrilement pour ne pas écraser les pauvres bêtes. Revenu côté espagnol après le CP4 de Coustouges, j’ai traversé des villages endormis à la recherche d’un restaurant ouvert que je n’ai jamais trouvé. J’ai remonté une route infernale, en dents de scie, jusqu’au col de l'Homme Mort qui portait bien son nom. A minuit, il me restait encore 600 mètres positifs à gravir pour boucler le parcours 5. Mes batteries mentales étaient presque à plat lorsqu’il m’est apparu que je pouvais reporter ce parcours obligatoire au lendemain. Je pouvais rouler directement à l’hôtel. A ce moment-là, j’étais persuadé d’être un génie. Mon frère, que j’ai eu par message le lendemain, m’a assuré que non. Que c’était une décision évidente. Parfois l’épuisement est un miroir positif.




L’aube du quatrième jour m’a surpris en étoile de mer au milieu du lit King Size de l’hôtel Ibis de Port-Vendres. Je suis retourné à Banyuls terminer le sublime Parcours 5, au milieu des vignobles sur les hauteurs de la Grande Bleue. J’ai validé le CP5 du phare du Cap Béar à 10 heures du matin. Au briefing du départ, Andrew nous avait parlé de ce van jaune qui servait de checkpoint. Il me paraissait inaccessible, tellement loin derrière cette succession de cols et de montagnes. Pourtant, j’y étais. Carte tamponnée, il a fallu se retourner et faire face à la longue route du retour. Ne pas trop réfléchir. Et repartir dans l’autre sens.





J’ai longé les contreforts septentrionaux du Massif des Albères sur de longues lignes droites, traversant des villages étirés façon western avant d’attaquer les premières collines. Les hameaux sont devenus distants, la forêt s’est rapprochée de la route.


Vers 17h30, la route des gorges de Saint-Jeaume m’a jeté dans le petit village de Caudiès de Fenouillèdes, coincé dans une étroite vallée. C’était le premier lieu de ravitaillement depuis 70 kilomètres et le dernier avant d'entamer la route de nuit : le caissier de l’épicerie avait vu passer plus d'un participant avant moi et m’a guidé à travers les quelques rayonnages pour empiler dans mon casque pâté, tomme noire de brebis et bananes. La TPR est sans assistance mais on a tout de même quelques avantages à rouler derrière le groupe de tête.


Participer à la TPR, c’est se transformer en mouvement perpétuel. Devenir fluide. En préparant la course, je glissais mentalement sur la carte en relief du salon, épousant le creux des vallées et les courbes de terrain, franchissant rivières, cols, crêtes et frontières. C’est la sensation que j’ai eue lors de la longue route du retour. Au bout de quelques jours de course, j’avais l’impression de voler au-dessus des montagnes.





Les gorges de Saint-Georges commandent l’entrée de la haute vallée de l’Aude. Elles forment un étroit défilé de 150 mètres de hauteur et quelques mètres de large. On s’y faufile humblement, la tête en arrière pour apercevoir le haut des falaises et un peu de ciel. J’y suis passé à 19 heures. Une fois les gorges franchies, je jurerais avoir entendu la porte se refermer derrière moi. Les Pyrénées m’avaient englouti et la seule porte de sortie, c’était 600 kilomètres plus loin, au bout du parcours 6. J'étais sur un rail, il n’y avait plus qu’à se laisser planer.


La première nuit du retour m’a entraîné aux confins de l’Aude et de l’Ariège. A l’entrée de la route du col de Pailhères, un château éclairé semblait flotter dans les ténèbres, loin au-dessus de la route. Passés minuit et 2000 mètres d’altitude, j’ai atteint le sommet, flanqué de bancs de neige, avant de dégringoler sur l’autre versant en portant l'intégralité de ma garde-robe.





Sous le col de Pailhères, j’aurais pu aider un concurrent. J’ai trouvé Stephen, casquette 128, à l’extérieur du gîte que j’avais réservé pour la nuit. Lui s'apprêtait à coucher dehors. Moi, au chaud, avec une bouilloire, un reste de cacao au fond d’un tupperware des années 50, une pile de couvertures boulochées et des rangées de lits superposés, je me préparais à une nuit de pacha de 5 heures. Le luxe. J’aurais pu l’inviter à l’intérieur. Mais la règle est stricte. La TPR est sans assistance. “Ce n’est pas l’aventure qu’il avait choisie", me dira plus tard David Ayre, l’organisateur de la course. Je me demande encore si c’était réellement un choix que de dormir sur une table de pique-nique en bois par 4°C, enveloppé de brouillard et d’un duvet léger, ou bien si, parfois, on fait tout simplement des erreurs de planification.


Au cinquième jour, je me suis installé dans le rythme à deux vitesses imposé par l’enchaînement des cols. Vitesse lente et vision panoramique de l’ascension, vitesse excessive et vision tunnel des descentes. Tenue d’été à la montée, automne-hiver à la descente. Fatigue des jambes, fatigue des bras. Musique dans les oreilles, hurlement du vent. J’ai trouvé la cadence qui m’a permis d’atteindre les sommets sans gaspiller trop d’énergie : rouler assez vite pour faire rentrer 250 kilomètres et 5000 mètres positifs dans une journée de 13 ou 14 heures de vélo, pas trop non plus pour pouvoir repartir le lendemain.





Cette journée-là, j’ai gravi 6 cols. Le Chioula au petit matin, avant la traversée, à mi-pente, d’une longue vallée boisée jusqu'à Tarascon-sur-Ariège, le sublime enchaînement du Port de Lers et du col d’Agnes, connectés par un petit lac bleu d’altitude, le col de la Core en surplomb de la vallée de Bethmale en fin d’après-midi.


J’ai atteint le Portet d’Aspet à la nuit tombée. De longs râles montaient des forêts à mesure qu’elles disparaissaient dans les ténèbres. En pleine saison du brame du cerf, la vallée entière faisait chambre d’écho à ces sons primitifs. J’ai grimpé le col de Menté péniblement, en crabe, comme la route qui y menait. J’ai subi le plan diabolique des organisateurs lorsque la trace, au lieu de suivre un fond de vallée plat et rectiligne, a rendu visite à une guirlande de petits hameaux perchés, connectés par des pentes assassines. Je suis entré dans Bagnères-de-Luchon à minuit, hagard, avant d’avaler un plat de pâtes pour 3 et de m’effondrer sur un matelas trop mou, au 3ème étage sans ascenseur d’un petit appartement en AirBnB.


Une course à vélo est un projet solitaire. Mais on la partage avec ceux qui la suivent à distance, grâce aux balises GPS que chaque participant porte sur lui. Sylvain, un ami, rédigeait des rapports de course quotidiens et enflammés sur un groupe WhatsApp. Stratégie de course, dénivelé cumulé, estimation du nombre de kilomètres, localisation et nom des lieux de ravitaillement visités, suspens de la route à venir, tout était détaillé. Lorsque j’ai shunté le parcours 5 méditérranéen pour mieux le parcourir le lendemain, j’ai senti Sylvain en panique. “Stupeur de voir notre coureur rebrousser chemin, probablement pour suivre le tronçon imposé qu'il n’avait pas pu emprunter la veille. Ou bien petite baisse d’attention après une journée de 16h sur le vélo ?” À l’approche du Parcours 6 : “À la mi-journée, notre coureur est arrivé au départ d’un très long tronçon imposé, conditions idéales pour ranger le cerveau dans la sacoche, se concentrer sur son énergie et la doser jusqu’au bout du périple.” J’ai roulé seul, mais je ne me suis jamais senti aussi entouré et soutenu.


La sixième journée a duré deux jours. Elle a franchi 12 cols consécutifs. Elle a débuté par la traversée des rues endormies de Bagnères-de-Luchon au petit matin du 5 octobre et s’est terminée en plein soleil, là où la course avait commencé, Promenade des Rochers, face aux vagues de l’Atlantique, le 6 octobre en milieu d’après-midi.





Je m’étais coulé dans la vie la plus simple qui soit : rouler, manger, dormir. Un monde de gestes répétés et d’automatismes dont le moindre dérèglement trahissait la fatigue. J’évoluais dans les paysages sauvages des Pyrénées avec un profond sentiment de liberté, malgré des contraintes de temps vertigineuses. Chaque passage de CP est assorti d’une barrière horaire. Si on la dépasse, on est disqualifié. La barrière horaire finale se situait à minuit le jeudi 6 octobre. Ma barrière personnelle, c’était une arrivée jeudi vers 15 heures à Saint-Jean-de-Luz, 9 heures avant le cut-off, pour avoir le temps de souffler avant la glorieuse Finishers’ Party organisée sur la plage.


J’ai gravi les dernières épingles du col de Peyresourde dans la lumière orangée du matin, j’ai enchaîné avec le col d’Aspin dont chaque virage se terminait en plein ciel. Puis est venu le Tourmalet, géant de 2115 mètres d’altitude au pied du Pic du Midi de Bigorre dont la pente affiche plus de 8,5% pendant 10 kilomètres. J’ai enchaîné les cols sans crainte, sans douleurs, la fatigue physique s'équilibrant avec la détermination, voire l’acharnement mental. Une fois le plus haut des cols franchi, plus rien ne pouvait m'empêcher de relier l’arrivée.





Au pied de l'enchaînement Soulor-Aubisque, dans le village d’Arrens aux toits d’ardoise, je me suis arrêté dans la dernière supérette ouverte avant la nuit. Devant les portes coulissantes du magasin, je me suis accroupi pour dîner. Un gars s’est arrêté, m'a regardé. J’ai compris à sa tête que je n'avais pas l'air très en forme. Il a souri et s’est assis face à moi, sur le béton froid. Il venait de Corrèze et faisait du vélo en itinérance avec sa femme. “Vous vous rendez compte que les gens s'écartent pour ne pas vous donner de pièces ?”, il m’a dit. J’étais devenu un vrai vagabond, sale et fatigué. Surtout, j’étais complètement détaché du regard extérieur. Parfaitement libre, le temps d’une course.

La liaison entre le col du Soulor et le col de l’Aubisque, c’est l’histoire d’une route de montagne qui n’aurait jamais voulu redescendre. Au lieu de plonger dans la vallée suivante, elle s’accroche aux flancs d'une épaisse plaque de roches, inclinée au-dessus du vide et du Cirque de Litor. Elle va même jusqu’à percer une succession de courts tunnels humides pour garder sa courbe de niveau. Elle reste fièrement en haute-montagne, au-dessus de la limite des arbres, et offre ainsi le plus bel enchaînement de cols des Pyrénées.








Au sommet de l’Aubisque, j’ai basculé dans la nuit. En pilotage automatique, tout s’est enchaîné rapidement. J’ai grimpé le col de Marie-Blanque en faisant du surf dans un tube de brouillard, ourlé par le vent qui remontait de la vallée. Après avoir somnolé une heure et demie sur le parvis glacial de l’église d’Arette, baigné dans les triangles de lumière au sodium des lampadaires, j’ai attaqué la “montée aux salamandres” du Soudet, ivre de fatigue. J’y ai vécu des heures sombres, interminables, j’ai livré bataille contre l’épuisement et la gravité en me répétant à l’infini que le jour finira par se lever, il en a toujours été ainsi.


Je ne suis pas un type calme. Un objet mécanique qui me résiste me met instantanément en tension et j’ai en horreur les situations où je ne maîtrise rien. Bizarrement, la course longue distance me procure un puissant effet relaxant, que je résume ainsi : “si tu t’énerves, t’as perdu.” Au sommet du dernier col, 85 petits kilomètres avant l’arrivée, 280 kilomètres et plus de 9200 mètres positifs depuis le réveil, il s’est produit un petit miracle : j’ai réparé une panne mécanique dans le calme. Mes plaquettes étaient rincées et devaient être changées avant la longue descente vers Saint-Jean-Pied-de-Port. J’étais dans un tel état de fatigue que je me parlais à voix haute pour arriver au bout de l’opération, certes de niveau débutant dans un état de lucidité normal. “Je desserre l’axe traversant.” “J’appuie sur le dérailleur arrière pour libérer la cassette.” “Je prends mon multi-outils.” Pendant 5 minutes, je me suis transformé en notice explicative. Une notice parlante, calme et sereine. Je suis reparti certain que plus rien ne pouvait m’arrêter. Il en faut peu, parfois.





Sans forcer, mieux, en y trouvant du plaisir, j’ai ainsi abordé chaque montée de col avec patience et calme. Etais-je devenu quelqu’un d’autre ? Non, et tant mieux. C’est pour cette raison que j’aime tant la longue distance à vélo : c'est là que je fréquente la meilleure version de moi-même.


J’ai parcouru les 85 derniers kilomètres à 26 km/h de moyenne, survolté, l’image de la Promenade des Rochers de Saint-Jean-de-Luz comme idée fixe. L’arrivée sur les rouleaux atlantiques fut un parfait non-événement : à part deux volontaires qui ont vécu l’arrivée de 36 autres concurrents avant moi dans les dernières 48 heures, il n’y avait personne pour m’accueillir. Pas de comité d’accueil, pas de banderoles. Ni amis, ni famille. Pas même un camarade de course avec qui partager ce moment suspendu. Laurent, “l’homme au sac jaune”, n’arriverait pas avant au moins deux heures. Je me suis tourné vers le large. J’ai respiré profondément. J’étais heureux, simplement.







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