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Photo du rédacteurPierre Gouyou Beauchamps

Latitude 44 : en équilibre sur une ligne imaginaire



Une carte de France, une règle, un Stabilo : on a tracé une ligne droite le long du 44ème parallèle et on l’a suivi du Rhône à l’océan. Récit d’une traversée funambule, réalisée avec mon ami Guillaume.


Je ne sais pas si vous vous êtes déjà posé la question, mais la largeur maximale du feutre d’un marqueur Stabilo Boss est de 5mm. C’est important pour le reste de l’histoire, car lorsqu’avec ce marqueur, on trace une ligne sur une carte de France à l’échelle 1:1 000 000, on obtient une bande de 5 kilomètres d’épaisseur.


L’idée est née comme ça : traverser la France à vélo en suivant une ligne droite tracée au marqueur rose fluo. Quitte à suivre une ligne imaginaire, j’ai posé la règle sur le parallèle 44. Le 45ème traversait les montagnes sans pistes ni routes du Massif central et le 43ème voguait dans le Golfe du Lion. J’ai donc tiré ma droite entre la rive droite du Rhône et les vagues de l’océan Atlantique. Elle coupait le Gard, l’Aveyron, le Tarn, le Tarn et Garonne, le Lot-et-Garonne et les Landes. A vol d’oiseau, 49,7 centimètres sur la carte. Près de 500 kilomètres.


J’ai retrouvé Guillaume à la gare d’Avignon, à quelques encablures du pont où l’on danse. Guillaume, c’est un ami, un partenaire d’aventure. Je l’ai rencontré lors d’un Love Tour mémorable, le Zig-Zag Tour de 2016. Entre deux boulots, avec une passion naissante pour la longue distance, j’ai vite senti que je pouvais le convoquer pour n’importe quel projet cyclo un peu engagé, un peu hors-saison. Un peu à travers des régions en relief. La dernière fois que je l’avais appelé, on était parti le lendemain suivre les contours de la France, entre Bordeaux et Montpellier en longeant la côte Atlantique, les contreforts des Pyrénées et la côte méditerranéenne. 800 kilomètres et 11 000 de D+ en 4 jours et demi. En plein mois de mars. On a adoré. Je l’ai rappelé pour le projet Latitude 44. « Rouler en ligne droite à travers les montagnes, les forêts, les cours d’eau ? Sans savoir si ça passe ? Ok, j’arrive ».




On rejoint la trace du parallèle 44 en longeant des falaises blanches au nord d’Avignon. Le départ officiel est donné sur la rive droite d’un canal de dérivation du Rhône. L’endroit est crasseux. On lui tourne le dos et on part, plein ouest, vers l’océan.


Pendant les 20 premiers kilomètres, la route sillonne doucement à travers les vignes de Tavel. Au début du mois d’octobre, les raisins ont rempli les cuves et ça sent déjà la fermentation alcoolique aux abords des grandes propriétés viticoles. L’asphalte sucré colle aux pneus. Ciel bleu, soleil méditerranéen, on se dit que la route est belle. Ca déroule à vive allure, mains sur les cocottes, dos droit et fière allure.


Et puis, dans un virage à droite, la trace quitte la route.


La D976 et son asphalte noir et lisse filent au nord. Trop au nord pour nous. C’est hors limite. J’imagine le pinceau de 5 kilomètres de largeur du Stabilo Boss géant. Certains fêlés croient à la platitude du monde. Nous, on s’est inventé un monde imaginaire et on vient de buter contre sa bordure. Il faut rejoindre le centre de la trace. Suivre le trait d’un Stabilo Boss géant réveille mes lectures de la bande dessinée Philémon. Le dessinateur Fred avait imaginé un monde fantastique, des îles en forme de lettres géantes qui forment les mots OCEAN ATLANTIQUE. Philémon y rencontrait le naufragé du « A », Monsieur Barthelémy, une sorte de Robinson échoué sur la première lettre d’ « Atlantique ». Avec Guillaume, nous sommes les naufragés du Latitude 44. On s’est volontairement pris au piège, à l’intérieur d’une prison linéaire de 5 kilomètres de large. Notre seule porte de sortie, c’est l’océan.




Le GPS est formel : la trace quitte la D976 et part à gauche. On la cherche du regard dans la masse sombre des chênes verts. On trouve une brèche, elle est pour nous. Un « single track » joueur s’enfonce dans la garrigue. Les pneus gravel de section 40 font sonner les pierres plates en calcaire. On suit les chemins de traverse, sentiers et pistes DFCI -défense des forêts contre les incendies, à travers les collines du Gard et du comté d’Uzès. Le sentier est parfois tellement étroit qu’on accroche la végétation. L’air s’emplit alors d’odeurs de thym, de sarriette et de menthe. A nous les mondes fantastiques.


Longtemps, on a fait semblant de ne pas les voir arriver. Elles grandissaient pourtant, à mesure que l’on s’en approchait. Mais lorsqu’en fin de journée, on est entrés dans la rue principale de Saint Hippolyte du Fort, elles étaient là, hautes et musculeuses, déversant leurs forêts jusque dans la plaine. Les Cévennes se dressaient devant nous. Et la trace y menait tout droit. Comme il faisait presque nuit noire, on a posé nos bivys sur la terrasse d’une maison de location inoccupée. Les montagnes, ce serait pour demain.


Des fugitifs en cavale


La DFCI rocailleuse monte en lacets dans la forêt. 600 mètres de dénivelé positif au petit déjeuner, ça réveille. On roule anormalement vite ce matin et les cailloux roulent sous les coups de pédales. Au départ de la piste, un panneau nous a avertit : « battue en cours ». Les détonations des carabines déchirent l’air matinal et, malgré nous, on tente de se tenir à distance. On se prend pour des fugitifs. On a l’impression de fuir sous les balles en empruntant les chemins oubliés. Notre échappatoire, c’est Saint Roman de Codières, un minuscule village en pierre sèche posé près d’un col sans nom, sur les hauteurs des Cévennes.

On est monté par une piste, on redescend sur une départementale, pour remonter encore à la même altitude, sur la montagne suivante, sur l’asphalte granuleux et gonflé de mousse d’un chemin communal. On se prend les Cévennes en travers, de plein fouet.




Un facteur perspicace nous demande : « Mais pourquoi vous passez par là ? Si vous aviez contourné la montagne, vous suiviez la rivière sur 10 kilomètres. Vous étiez à Alzon en une demi-heure. »


On est bien au courant, oui. De St-Hippolyte à Alzon par la route, il y a 49 kilomètres et 700 mètres positifs. On a roulé 70 kilomètres et escaladé 2000 mètres. On pense rouler en ligne droite, en réalité notre trajectoire ressemble aux méandres d’une rivière dans une vallée plate. On devait rouler 500 kilomètres en ligne droite. Le compteur affichera 730 à l’arrivée.


Notre traversée se passe de tout sens commun. On ne suit plus les trajectoires évidentes. Ni le tracé sinueux des fonds de vallons, ni celui des cours d’eau ou des courbes de niveau. On ne respecte plus rien. Le lent travail d’érosion qui dessine des voies praticables, on est obligés de l’ignorer. Le travail rigoureux des ingénieurs des ponts et chaussées, désolé, on n’a pas le temps de l’apprécier. Nous, on trace au plus droit. On prend tout ce qui tombe sous nos roues : départementales, pistes, sentiers de grande randonnée, voies de chemin de fer désaffectées, chemin communaux, pistes cyclables, rues piétonnes. On ne contourne plus les montagnes, on ne cherche même pas à les esquiver. On les attaque frontalement. Il n’y a vraiment plus de respect, de nos jours.




Après Alzon, la trace franchit des collines à travers une série de longs tunnels humides, froids et noirs. Un train passait là, autrefois. Aux abords des entrées, une végétation exubérante, noueuse et enlaçante donne des airs de mystère à ces gouffres horizontaux. Au bout des tunnels, la lumière surgit soudain à travers des draperies de lianes. On jurerait accéder à un monde parallèle. Philémon adorerait.


C’est par une descente typée VTT que l’on atterrit à Nant, petit village posé au fond d’une étroite vallée, sur les rives de la Dourbie. On a franchi les Cévennes. Devant, c’est le plateau du Larzac.




Cul de sac à Boussac


On passe la nuit sur le plateau, à La Cavalerie, au bout de la longue ligne droite bordée par la zone militaire et les tanks rouillés. Sous un ciel morne et un crachin breton qui s’est manifestement égaré, on désescalade le plateau par un chemin de terre, très gras et très humide. « C’est même plus du gravel, là, c’est du championnat du monde de descente, ma parole ! »


On aurait du se méfier. Crassous, Boussac : les noms des hameaux étaient au moins aussi maussades que le gris du ciel. La route se transforme en piste, puis en chemin de terre. La trajectoire semble s’arrêter là, dans la cour glissante, aux odeurs de fumier, d’un corps de ferme. Les chiens aboient en cercle et un tracteur s’immobilise dans sa manœuvre. « Hé les gars, vous savez où vous allez ? » Honnêtement ? Non. Mais notre trace nous a emmené là. « On doit passer à travers la forêt », on dit en montrant les collines boisées. « Nan mais ça passe pas, par là. Je vous le dis, ça passe pas ! »


Le GPS indiquait que ça passait. On s’est quand même faufilés entre les chiens aboyant pour se retrouver au milieu d’un champ penché au-dessus d’une forêt. Ca ne passait pas. On a fait demi-tour, on est repassé devant le tracteur, esquissé un signe d’excuse au fermier, « on aurait dû l’écouter » et on a rejoint la trace qui empruntait un sentier pour randonneurs à travers la forêt. Un single track de la largeur d’un pneu, enfoui sous les feuilles, qu’on a passé debout sur les pédales, le dos courbé pour ne pas s’arracher le dos sur les basses branches pliées par la pluie. On est ressorti de l’autre côté de la colline par les terres argileuses, rouges et érodées du Rougier de Camarès. « Ca ressemble franchement à un désert, par ici. On se croirait dans l’ouest américain. » Guillaume cabre sa monture et s’éloigne en roue arrière, sur fond de décor de Far West. Une vieille baraque délabrée aux volets battants fait office de ville fantôme. Dans ma tête, j’entends du Morricone.


En préparant la traversée, on avait imaginé les rencontres qu’on n’allait pas manquer de provoquer. Traverser un pays à vélo, c’est toujours l’occasion d’une courte étude sociologique sur ces concitoyens. Sauf qu’ici, on roule en pleine diagonale du vide. Ce fameux « désert français » décrit par les géographes depuis plus d’un siècle, qui s’étale des Ardennes aux Landes. En 6 jours, même dans les terres du Gard, on n’a rencontré qu’une poignée de personnes. Le conducteur de tracteur de Boussac. Dans le Gers, un cycliste québécois qui roulait en solitaire vers Compostelle. En Haute-Garonne, un boulanger dont on a poussé deux fois la porte d’entrée : une pour acheter des viennoiseries, l’autre pour dire combien elles avaient été bonnes. A Peyrecave, dans le Gers, une mère de famille à l’accent britannique, venue chercher ses enfants dans la minuscule école. Et à Morcenx, dans les Landes, un ancien chasseur, qui nous a avoué son passé de braconnier. On n’avait rien demandé, mais il a tout déballé, dans une sorte de confession mi-fière mi-repentie. Ancien de chez Sony, il travaillait du temps des cassettes VHS à l’usine de Pontonx. Comme passe-temps, il pêchait à la dynamite. « Pour les baptêmes et les mariages, il fallait du volume, ça allait plus vite. Et j’étais plutôt bon. Maintenant, j’ai arrêté. Je prends des photos. » Quelques rencontres, seulement. Définitivement pas assez pour une étude sociologique.





On accède à la vallée du Tarn par une succession de courts tunnels. La rivière a la bonne idée de s’écouler plein ouest sur une dizaine de kilomètres. Les longs méandres rebondissent mollement sur les bordures rectilignes de notre Stabilo. Mais lorsque le Tarn oblique au sud, on doit remonter sur le puech. Pas le temps de s’habituer au grain de l’asphalte qu’il faut déjà le quitter. En trois virages, on prend 300 mètres d’altitude. On grelotte dans une grange ouverte à tout vent le temps d’un casse-croûte glacial.


La chambre à 29€ de l’hôtel Class Eco d’Albi, en bordure de la rocade N88, est hors limite. On le sait. Mais la pluie froide nous cueille sur la D903 et on doit trouver un abri pour la nuit. Et un radiateur. En venant ici, dans cette chambre minuscule aux odeurs de tabac froid, éparpiller façon puzzle nos vêtements trempés, on s’est écarté de la trace. 43,94° de latitude Nord : on passe la nuit un kilomètre et demi au sud de la limite autorisée. Notre Stabilo a bavé.


Au matin, ça sent le moisi dans la piaule et la fenêtre est couverte de condensation. Les vélos entassés au pied des lits ressemblent à des Tancarville boueux. On fuit les lieux, après, selon Guillaume, avoir « détruit le petit déj’. Faut jamais dire « à volonté » à des cyclos, je te le dis ! » On file au nord retrouver la trace et notre monde imaginaire.


Le Latitude 44 traverse deux villes. Uzès, dans le Gard et Montauban, dans le Tarn-et-Garonne. Et encore, on n’a accès qu’aux quartiers sud. Sinon, la ligne relie entre elles des bouts de montagnes, des tronçons de rivières, des morceaux de route. C’est comme si on avait ouvert la France au scalpel et qu’on la voyait en coupe. Rouler le Latitude 44, c’est regarder les entrailles de notre pays. On ne suit pas le cours d’une artère principale, on traverse tous les tissus intermédiaires, forêts, landes et no man’s land.


Et puis il y a cette longue allée de grands cèdres, qui mène aux lourdes grilles du château de Saint-Agnan, dans le Gers. L’allée est rigoureusement droite et quasiment alignée sur le 44ème parallèle. C’en est presque émouvant. Comme si, depuis le début de la trace, on cherchait cette section rectiligne qui matérialisait le Latitude 44, qui prouvait qu’il existait réellement. Et qu’on n’était pas complètement fous. Sur cette section de 500 mètres, nous sommes funambules sur le fil de notre propre fable.




Les paysages de collines du Gers ressemblent à une grosse houle après la tempête. Une houle couleur terre, aux crêtes dénudées s’élevant de 40 ou 50 mètres au-dessus des creux boisés. On tangue dans un océan solide. Puis les ondulations s’espacent, on franchit les crêtes sur l’élan des précédentes. Et d’un seul coup, en bas d’une pente, l’océan devient lac. La piste devient sableuse. On a atteint le plateau des Landes.


Scotchés sur la ligne d’arrivée


« C’est pas comme si on ne savait pas qu’il y avait une belle route asphaltée, 2 kilomètres au nord. » Sur l’écran du GPS, Guillaume m’indique l’ « Avenue de l’Océan », une route joliment tracée entre les dunes. Nous, on pousse les vélos sur la « piste de la côte », courbés en avant, pieds et roues disparaissant sous un sable fin mêlé aux aiguilles de pin. Le soleil filtre à travers les hautes branches et l’air chargé d’embruns iodés. Toute la journée, on a roulé à haute vitesse sur des lignes droites tracée à travers la monoculture forestière des Landes. Roue dans la roue, les mains calées en bas des cintres, on se prenait pour des avions de chasse, grignotant le dernier morceau de terre avant l’ultime arrivée. C’était plié, on voyait déjà les vagues. Et on se retrouve scotchés au sol, englués sur la ligne d’arrivée. Le trait de côte sablonneux croise le parallèle 44 en perpendiculaire. Le réel rencontre l’imaginaire.




On entend pour la première fois la rumeur de l’océan en escaladant la dune blanche, vélos en bandoulière. Et puis, d’un seul coup, c’est l’arrivée. Le parallèle 44 se termine ici, sur cette côte sauvage et désertée. La ligne imaginaire est là, sous nos yeux. Elle descend la dune, traverse la plage, se jette dans les rouleaux de l’Atlantique qui tracent une série de lignes blanches et tentent de la ramener vers le rivage. Puis elle disparaît sur l’horizon. Mais si on regarde avec les bons yeux, on sait qu’elle a rejoint le dernier « E » d’ « Océan Atlantique ».






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