26 juin 2016. Le voyage reprend
Prendre deux avions au milieu d’un voyage à vélo, ça casse un peu la lente transformation du paysage à laquelle on est habitué. En quelques heures, je me retrouve propulsé à 800 kilomètres au nord de Téhéran, sur les rives de la mer Caspienne. Aktau, Kazakhstan, ancienne république socialiste soviétique. Je ne comprends plus un mot, à part « niet », « da », et « spoutnik », puisque j’ai évoqué les satellites de mon GPS… Les yeux s’étirent au-dessus des hautes pommettes, les nez s’aplatissent, la vodka remplit les étagères des supermarchés (raccourci de quelqu’un qui n’a pas vu d’alcool vendu légalement depuis plus de 6 semaines). Bref, je suis en Asie centrale. Il faisait nuit noire, le soir de mon arrivée, lorsque j’ai trouvé mon « hôtel ». Une piaule au rez-de-chaussée d’une petite barre d’immeuble, dans le mikroraion 3, le quartier 3 de la ville. Mon voisin, un grand russophone aux yeux bleus, torse nu, bedonnant et transpirant, m’assène de questions. Je n’ai rien compris mais la tentative de conversation se termine en rigolade.
Le lendemain, c’est l’organisation de la suite du voyage. Dès la sortie de la ville débutent les steppes d’Asie centrale, interminables. Comment traverser 1000 bornes de désert ? Pas à vélo. Après avoir lu quelques blogs de cyclos, je me rends compte que je n’ai pas le temps (ni ne suis capable) d’affronter ces kilomètres tout seul. Autre option, que j’ai adoré : le train.
Un train, un vrai, un qui fait « calac-calac… calac-calac…calac-calac… » des milliers de fois dans les steppes démesurées. Avec une chef de wagon responsable à la fois de la vérification des billets, habillée en uniforme de contrôleuse, casquette et chemise blanche impeccable, et du maintien de la propreté dans le wagon, fichu sur la tête et balai en main. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre l’arrivée à Beïnéou, 8 heures plus tard, on passe le temps. Chacun a une couchette avec draps et oreiller, on peut se servir d’eau bouillante à volonté à la grosse bouilloire en tête de wagon (pratique pour les nouilles chinoises), on rencontre ses voisins. Le train est divisé en deux dans la longueur, des compartiments largement ouverts d’un côté, une rangée de couchettes contre la fenêtre de l’autre. Des vendeurs ambulants parcourent la rame avec des cigarettes, des chargeurs de téléphone, des jouets pour enfants, de la soupe dans des grandes bassines, du pain en galette…
J’avais entendu parler de ces steppes, de leur gigantisme. Mais l’image que je m’en faisais était loin en-dessous de la réalité. Voir défiler cette platitude absolue, des heures entières, est stupéfiant. On lit 100 pages, le même paysage. On dort deux heures, toujours le même paysage.
On se demande pourquoi il y a une ville, ici, au milieu des steppes. Mais je suis bien arrivé à Beïnéou, centre administratif de l’oblys du Manguistaou, au sud-ouest du Kazakhstan. Une ligne de chemin de fer, quelques rues en grille. Tout le monde descend, ou presque. Le vent chaud forme des congères de sable sur le bord des rues. 6 heures du soir, soleil toujours frappant, vélo chargé, il n’y plus qu’à s’enfoncer dans les steppes, sud-est en direction de l’Ouzbékistan, et de trouver un endroit où planter la tente. (Ma nouvelle tente : j’ai oublié la mienne à Téhéran, elle voyage en ce moment dans un bus vers Mashhad, Iran, où mes amis Nicolas et Brigitte la récupèrent pour la laisser dans un hôtel de Samarcande, Ouzbékistan… )
10 bornes plus loin, j’avise le premier et seul lieu habité que je rencontre après ma sortie de la ville. C’est un complexe de trois bâtiments, utilisés par les ouvriers de la ligne de chemin de fer. Un dortoir, un réfectoire, un hangar, posés entre la piste et la voie ferrée. Le soir, je suis invité pour prendre une douche et un dîner de viande et de patates. Le lendemain matin, le gardien me convie pour le petit-déjeuner. Un bol de semoule sucrée et du pain. L’accueil commence bien ! Demain, l’Ouzbékistan.
27 juin, Entrée en Ouzbékistan par le désert
130 kilomètres de piste rectiligne, crevée de nids de poule, asphaltée à de rares endroits. Quelques dromadaires et chameaux qui finissent de perdre leur fourrure d’hiver. 500 mètres sur la droite, la ligne de chemin de fer, parallèle à la piste. Sinon, un terrain sableux où pousse une végétation basse et rêche : la steppe d’Asie centrale. S’il y a bien un lieu où les expressions « à perte de vue » et « le regard se perd dans l’immensité » valent le coup d’être utilisées, c’est bien ici. J’ai l’impression de ne pas avancer, sans aucun repère pour me situer dans l’espace.
La frontière Kazakhstan – Ouzbékistan est posée dans ce paysage désertique, comme un avant-poste d’humanité au milieu de nulle part.
130 kilomètres après Beïnéou, je suis complètement mort et je dois trouver un endroit où planter la tente. La place, ce n’est pas ce qui manque, mais avec toutes les bestioles qui se faufilent entre les herbes, je préfère trouver autre chose. Le seul bâtiment que je croise aujourd’hui, à part la douane, c’est un autre site de management de la ligne de chemin de fer. Dans une grande maison, posée à côté d’un quai de 30 mètres de long, une dizaine de jeunes ouzbèkes s’occupent des transmissions radios et entretiennent les abords de la maison. Je passe la soirée avec eux.
Le lendemain, un train passe, s’arrête, je monte dedans. 350 kilomètres plus loin, arrivée à Nukus, première grande ville de l’ouest ouzbèke. Enfin des arbres, de l’eau, dans cette grande oasis irriguée par une rivière et un système complexe de canaux.
1er juillet, La Route de la Soie, épisode 1. À travers le désert du Kyzyl Kum.
L’Ouzbékistan est, avec le Liechtenstein, le seul pays doublement enclavé au monde : on doit traverser deux États pour accéder à l’océan mondial. À peine plus petit que la France, le pays est recouvert de 90% de désert et traversé par deux fleuves majeurs, l’Amou-darya et le Syr-darya, qui descendent des hautes montagnes formant la frontière orientale du pays. La majorité des 30 millions d’habitants sont concentrés dans la partie orientale du pays notamment autour de la capitale Tachkent, Samarkand et Boukhara. Ce qui laisse la vaste majorité du pays totalement vide, inhabitée. C’était mon terrain de jeu ces derniers jours…
L’une des routes de la soie que j’emprunte –il y en a tout un faisceau dans la région- descend de la Mer Caspienne et traverse la région irriguée d’Ourguentch et de Khiva. Dans les champs alentours, on fait pousser du coton –le pays est l’un des plus gros producteurs au monde, d’où l’assèchement de la Mer d’Aral- et du riz. Matin et soir, je partage la route avec des paysans allant aux champs à vélo leurs outils, pelles et faucilles, coincées dans le porte-bagage. Les canaux d’irrigation, nombreux, longeant les routes ou s’enfuyant à la perpendiculaire, sont les terrains de jeu des gamins qui se baignent tout nus pendant les heures de canicule. Je m’y plonge aussi, le soir venu, pour chasser le sel et retrouver un peu de fraicheur. Quel bonheur !
Passer la porte de la cité fortifiée de Khiva, c’est comme prendre un ticket direct pour le passé. Dédale de ruelles entre des dizaines de médrassas, de minarets en brique brune et de bâtiments anciens couleur du désert, la ville est le plus bel exemple d’architecture musulmane d’Asie centrale, parfaitement préservé. Je m’y perds pendant deux jours, fréquentant aussi le marché, très vivant. Je me nourris de kilos de fruits, de pastèque sucrée et de tout ce que je trouve d’exotique. (Je me tape une tourista éclair, aussi, mais je l’ai bien cherché ! ;-)
Quelques dizaines de kilomètres après Khiva, la route A380 traverse l’Amoudarya et s’enfonce dans le désert du Kyzyl Kum, l’un des plus grands d’Asie centrale, pour une traversée de plus de 350 kilomètres jusqu’à la prochaine zone irriguée. Les trois jours de traversée ne sont ponctuées que par les pauses, régulières, tous les 30 à 40 kilomètres, dans les cafés et petites haltes de bord de route où l’on se prélasse à l’ombre, à vider des litres de thé, d’eau et de coca avant d’affronter à nouveau la fournaise du désert. Il ne fait pas si chaud -39°C max- mais le vent draine l’eau du corps. Après 7 à 8 heures de chevauchée, je pause ma tente dans le désert ou bien je m’installe confortablement sur les « lits à thé » des haltes. Viande grillée et patates sont souvent au menu, ça me va bien pour reprendre des forces !
C’est dans ces grandes étendues que je parcoure mon premier « 200 » : 200 kilomètres à travers le Kyzyl Kum, le jour ou presque de la publication de l’article dans les colonnes du magazine 200.
Route de la Soie, épisode 2. Bukhara et Samarcande.
En jetant mon premier coup d’œil au centre historique de Boukhara, j’ai été déçu. Vers midi, les rues sont tellement écrasées de chaleur qu’elles sont désertes et la lumière tellement verticale et brute que les bâtiments paraissent en carton-pâte. Bukhara, la ville au cœur de la Route de la Soie, ne peut pas être ça !
Effectivement, Bukhara n’est pas en carton-pâte. Une fois que les rues s’animent, que la chaleur se calme, que la lumière prend un angle et noie la ville sous sa teinte dorée qui vous donne envie de passer le reste de votre vie en Orient, elle dévoile ses charmes. Mosquées vieilles de 500 ans, certaines ayant passé des siècles recouvert par les sables, totalement oubliées du monde, mausolées, madrasas, caravansérails… Plus de 140 bâtiments sont recensés par l’Unesco.
C’est là que je retrouve mes amis Brigitte et Nicolas, on s’était quitté à Ispahan, en Iran. On passe une journée à se promener dans les ruelles, à explorer les vieux bâtiments, à se raconter notre dernier mois de route.
L’Ouzbékistan est un pays majoritairement plat, ce qui est finalement assez lassant pour le vélo. Au contraire des routes vallonnées, où on peut profiter des descentes pour se reposer et profiter du paysage, une route plate demande un effort constant. Si on s’arrête de pédaler, on s’arrête, c’est logique. Les routes sont dans un état souvent épouvantable, lorsqu’il existe le bitume est défoncé, fissuré, la chaleur et le passage des camions créent des boudins d’asphalte qu’il faut éviter sous peine de s’envoyer en l’air. C’est simple, si on tente de boire en roulant, on se met la gourde dans l’œil ou dans le cou, rarement, dans la bouche… Pour l’expliquer différemment, j’ai le postérieur en compote lorsque je débarque à Samarkand.
Samarkand... Le nom fait rêver, évoque les caravanes de soie et de marchandises portées à dos de dromadaires. Des générations de voyageurs y sont venus. J’imagine une ville aux ruelles nimbées de mystère, où flotte encore dans l’air le parfum de l’aventure et des grandes épopées. Ce n’est pas du tout ce que j’y ai trouvé. Le complexe architectural du Régistan, où trois madrasas monumentales se font face, est certes l’un des plus beaux d’Asie centrale, mais l’endroit est complètement dénué de vie, les cours intérieures sont remplies de boutiques, les vendeurs vous courent après pour vendre leur breloque ou vous faire monter dans les minarets. De mystère, de magie, il ne reste rien. J’ai fui. Je me suis réfugié au grand marché, quelques rues plus loin. Là, la vie fourmille, les épices sentent bon, le miel, le fromage, les fruits et légumes, les pains briochés donnent envie de tout acheter, de tout goûter. Plus que les monuments, ce sont les marchés de l’Ouzbékistan qui m’auront le plus enchanté.
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