2-5 avril, Escale à Istanbul
Le plan était simple et il s’est déroulé comme prévu. Rouler une dizaine de kilomètres sur la voie rapide de Marmara Ereglisi, dépasser la ville et faire du stop jusqu’à Istanbul. Pas question d’entrer dans la mégalopole de 14 millions d’habitants à vélo. Trop de cyclorandonneurs ont terminé leur voyage dans une ambulance, voire pire.
Il s’est passé à peu près 10 secondes entre le moment où j’ai levé le pouce et celui où Arzu a immobilisé sa camionnette devant moi. À 9h00 du matin, j’étais assis dans un véhicule, direction Istanbul !
Les abords de la ville donnent le vertige. Les plans d’urbanisme sont probablement inexistants, ou alors totalement ignorés. À 40 kilomètres du centre-ville, des forêts de tours d’habitations côtoient les champs agricoles, puis le tissu urbain se comprime peu à peu pour former un dédale de voies rapides, échangeurs sur plusieurs niveaux, quartiers résidentiels, zones industrielles. Arzu me dépose à 20 km du quartier central de Sultanahmet. Ma virée sur l’autoroute turque n’était rien à côté de l’invraisemblable bataille livrée pour arriver devant la mosquée Sainte-Sophie. Trafic incessant et rapide, coups de klaxons, traversée labyrinthique de quartiers coupés par des voies rapides, le tout dans des côtes à plus de 10% parfois. Pas fâché d’atteindre les hauts murs d’enceinte de la ville, datant du 5ème siècle et restaurés depuis.
Un dimanche à Kadikoy, rive asiatique
Je suis hébergé chez Sinan, rencontré sur le réseau Warmshowers. Un homme très accueillant, adepte du yoga, de la méditation et de l’échange d’idées. De vélo, aussi, puisqu’il projette de voyager deux mois, d’Helsinki jusqu’à Istanbul, cet été. Il habite Kadiköy, sur la rive asiatique de la ville, un quartier fourmillant de bars et cafés alternatifs, de marché d’épices, de poissons et crustacés, de légumes… La ville semble véritablement cosmopolite, les couleurs de peaux et religions sont nombreuses.
Dimanche est le jour où les gens du quartier, familles, couples, groupes d’amis, joggers, déambulent sur la promenade de bord de mer et se rassemblent dans les parcs. Je visite celui de Febernahce, au sud du grand stade de foot du même nom. Les nappes de pique-nique sont étendues sur l’herbe, les enfants jouent, les adultes discutent à l’ombre des arbres aux feuilles renaissantes.
Pendant trois jours, je réside chez Sinan, je bidouille mon vélo, imagine la suite du voyage devant une carte routière de la Turquie, organise les demandes de visas et les accueils à Erzurum et Téhéran.
Journées paisibles, avant de reprendre la route.
6-7 avril, Quitter Istanbul et rencontrer ses voisins.
Quitter Istanbul à vélo est plus facile que d’y entrer. Une belle piste cyclable longe la mer de Marmara pendant une trentaine de kilomètres, traversant parcs et villes périphériques animées, avant d’atterrir sur un bateau : à Pendik, on embarque sur un ferry pour traverser un bras de mer, direction Yalova, à une petite heure au sud. Sur cette rive, c’est franchement le printemps. Tous les arbres sont verdoyants et la campagne est belle et vallonnée. On se dit que l’on commence à être bien loin de la France, de ses repères, de ses connaissances, de sa « zone de confort ». Les petits villages de succèdent, les lumières du soir sont de plus en plus éclatantes, personne ou presque ne parle anglais, français ou allemand. On nous regarde désormais comme des curiosités.
Et c’est là, par une belle matinée sur les rives du lac d’Iznik, village connu pour avoir abrité les premier et deuxième concile de Nicée, en 325 et 787, que l’on rencontre Brigitte et Nicolas, un couple de français partis de chez eux, le Bourget-du-Lac, tout près des locaux de Terre sauvage où j’ai fais mes débuts de journaliste il y a 11 ans. Ils connaissent Eric de Kermel, mon oncle et directeur de publication du magazine, son ex-femme Marguerite, donc ils connaissent mon nom de famille, mes contacts professionnels aux alentours de Chambéry... Bref, on se connaît un peu, par accointance interposée… On passe la journée ensemble, à grimper sur les premiers contreforts de l’Anatolie centrale. Elle travaille dans le recyclage des déchets et pose un œil averti sur les nombreuses décharges à ciel ouvert que l’on croise, lui travaille pour la promotion de la mobilité douce. Tous les 10 ans, ils s’offrent un voyage à vélo d’un an. Le dernier, c’était avec leurs trois enfants, dont certains n’avaient pas 10 ans. Curieux, ouverts, cultivés, ils ont une vraie passion du voyage et un contact facile avec les gens. Passer la journée en leur compagnie est très agréable.
Pendant que l’on discute, la température monte, les routes aussi. On atteint 34 degrés et 600 mètres d’altitude à Bilecik, une ville construite sur des montagnes de calcaire dont de gros blocs sont extraits et transportés par camion vers les sites de transformation. Le lendemain, on débarque dans la ville étudiante d'Eskisehir, traversée par une minuscule rivière dont les rives sont squattées par une foule de gens en fin de journée. Les jours prochains, on quitte le monde urbain pour découvrir les hautes plaines d’Anatolie centrale.
8-11 avril. Les hautes plaines d’Anatolie centrale
Au milieu du petit village de Davulga, il y a un virage. Un peu sec, et en pente. Tellement sec, d’ailleurs, qu’il surprend un peu. On prend alors conscience, d’un coup, que c’est le premier vrai virage depuis deux jours.
En quittant la ville étudiante d’Eskisehir, deux jours plus tôt, une dernière rampe, raide et rectiligne, nous propulse sur le plateau d’Anatolie. Plus un arbre à l’horizon. La vaste plaine vient buter, dans le lointain, sur des collines parsemées d’arbustes. Imperceptiblement vallonnée, elle ressemble à une grosse houle océanique après des jours de tempête. La perte de repère est totale. On ne sait plus si les nuages ou les minarets des mosquées que l’on aperçoit là-bas, au loin, sont à 5, 10 ou 20 kilomètres de distance. Des bergers hissés sur des ânes guident les troupeaux de moutons dans ce paysage ouvert, encadrés par de grands chiens blancs et hauts sur pattes.
Dans un village endormi aux rues de poussière, on déjeune dans la cour ombragée d’une petite mosquée. Une demi-heure passe, personne à l’horizon. Quelques chiens ronflent paisiblement sous les roues des tracteurs. Le vent fait balancer et chanter les fils électriques. Des tourbillons de poussière se forment au coin des maisons aux murs de terre. Au bout des rues, le regard se perd dans la plaine. Puis un jeune imam vient nous saluer, suivi d’un vieux monsieur, puis d’un agriculteur… On est invité dans la salle commune du village où on nous sert le thé. D’un village fantôme, on est passé à une salle animée. Depuis quelques jours, je note dans un carnet quelques mots de turc, ça aide à se faire comprendre, un peu, mais surtout à nouer rapidement le contact. La discussion n’est pas profonde, mais elle est sincère, on tente chacun de son côté de trouver les bons mots, les bons gestes. J’ai un peu l’impression de jouer au « Time’s Up » toute la journée …
On nous offre le thé 10 fois par jour, sans exagérer. Tout le monde veut nous retenir. Dès que l’on s’arrête, un attroupement se forme autour des vélos, les hommes exclusivement. Les femmes sont en général invisibles. On regarde les cartes, on estime les distances, on raconte d’où on vient, où on va, on rectifie les trajectoires des routes sur la carte, souvent fausse. Certains parlent bien allemand, ayant travaillé en Allemagne ou en Suisse pendant quelques années avant de rentrer au pays. Ça facilite grandement les conversations. Dans les cafés, ils boivent des thés en jouant aux cartes ou au OK, un jeu qui ressemble au domino et au scrabble. Les places des villages, ombragées sous les arbres, sont aussi des lieux de rassemblement, où on entend les cliquetis des pièces de jeu en plastique, les conversations. Les serveurs de thé passent de tables en tables avec leur petit plateau suspendu.
À défaut de montagnes ou de repère visuel terrestre à proximité, on se concentre sur le ciel, qui peut changer d’une minute à l’autre. Parfois, les gros nuages blancs sont comme posés sur une table en verre. Une heure après, des orages se forment à quelques dizaines de kilomètres de distance, on distingue les longs traits de pluie qui font la jonction entre le ciel et la terre. Et parfois, les orages nous tombent dessus, comme à Cifteler, où un vent surpuissant lève d’abord un nuage de poussière de plusieurs dizaines de mètres de hauteur avant de balancer des trombes de pluie. Sans rien pour l’arrêter, le vent des plaines d’Anatolie me rappelle un peu celui de Croatie.
Un soir, en arrivant dans un village après 130 bornes avec vent dans le dos, le temps vire en quelques minutes. Un gros orage se prépare, le volcan Hasan Dagi semble attirer à lui des nuages noirs anthracite, comme un aimant surpuissant. On demande où planter la tente et, comme souvent, on se fait accueillir par une famille, à l’intérieur d’une maison assez rustique aux murs passés à la chaux. Des tapis recouvrent le sol, des coussins remontent le long des murs. On est bien, à l’abri, un çay à la main. L’atmosphère est joyeuse avec la grand-mère, les deux pères et les 6 enfants.
13 avril. L’arrivée en Cappadoce, mon mariage turc et la route de Göreme
Je suis marié depuis deux jours. Avec une grand-mère de Cappadoce. Lorsqu’elle a vu ma bague au pouce, elle me l’a emprunté, se l’est passé au doigt et m’a pris dans ses bras. Toute la famille était hilare ! On était arrivé en Cappadoce depuis à peine quelques dizaines de kilomètres avec George et on venait d’entrer dans le village de Selime, au tout début de la vallée d’Ilhara, un canyon rempli d’églises troglodytiques. Au-dessus du village, les formations géologiques caractéristiques de la région, des cônes de pierre ressemblant à des cheminées de fée, parsemaient les pentes. C’est en montant dans les ruelles que nous avons rencontré cette famille. Une femme, puis son mari, sa sœur, sa mère, 5 enfants, et d’autres mères de famille. On est resté avec elles pendant une heure, à discuter, assis dans la rue. C’est la première fois que l’on discute avec des femmes, depuis l’entrée en Turquie j’ai surtout connu un monde masculin. J’aurais aimé prendre leurs yeux en photo. Il y avait du bleu, du vert, du gris, donnant une grande intensité au regard.
On ne savait pas vraiment quel itinéraire prendre, alors on a suivi les routes qui nous paraissaient les plus belles. Certainement pas les plus faciles, puisque en deux jours, on a cumulé plus de 2000 mètres positifs et près de 200 kilomètres. Mais quel spectacle ! En contournant la vallée d’Ilhara, interdite aux vélos, nous avons découvert les hauteurs du canyon, les plaines arides, les vues sur les nombreux volcans dont le plus haut de la région, recouvert de neige, l’Erciyes Dagi, culmine à plus de 3900 mètres. En cherchant un coin où passer la nuit, on nous a ouvert une petite pièce de 3 mètres sur 3, en réalité la billetterie de la ville souterraine construite sous le village de Gaziemir. Le matin, les troupeaux de moutons trottaient devant notre porte, les bus scolaires passaient prendre les élèves pour les conduire aux bourgs de plus grande importance. Comme souvent maintenant, on a discuté, un thé à la main, avec les hommes du village.
La Cappadoce est un pays de volcans. Quand on arrive là-bas, on a l’impression de connaître certains sites, les ayant vu à de multiples reprises dans les livres de voyage, de géographie ou sur les posters des kebabs en France. Les cheminées de fée, les maisons et églises troglodytiques… C’est en entrant dans une haute et profonde cavité creusée dans la roche que nous avons découvert une autre utilité à ces installations troglodytiques. Des millions de pommes de terre, cultivées sur les hauts plateaux sablonneux, y sont stockées en attendant d’être transportées vers les marchés et supermarchés de la région. L’information n’est certes pas fracassante, mais le lieu est tout à fait improbable !
En descendant de nos hauts plateaux, juchés à plus de 1400 mètres, on est arrivé à Ürgüp, puis à Gorëme, capitale touristique de la Cappadoce. Je me suis soudain souvenu combien je déteste les arrivées dans les sites de tourisme de masse. Surtout quand on débarque de 9 jours dans la pampa. Pancartes criardes pour les tours en Montgolfière ou en quad, pour les bars, les hôtels, serveurs attendant le client jusque dans la rue, constructions anarchiques, travaux réalisés à la va-vite, cache-misères. J'avoue ne pas avoir trop goûté mon arrivée à Göreme. Pourtant, le site en lui-même est extraordinaire et la visite des environs de cette minuscule ville vaut véritablement le détour. À lire dans un prochain post !
15-16 avril. Deux jours à pied en Cappadoce
Les attentats dans le sud du pays et la situation tendue avec les réfugiés syriens ont poussé nombre de touristes à annuler leur séjour en Turquie. Certainement à tort, mais ce climat de peur est bien là, même chez les turcs qui nous affirment qu’à l’Est, c’est la terreur. Toujours est-il, Göreme, capitale touristique de la Cappadoce, est vide, ou presque. Les restaurants sont souvent déserts, les sentiers aussi. Tant mieux pour ceux qui ont fait le déplacement !
Je voulais me reposer après 9 jours de vélo depuis Istanbul, c’est loupé. En rencontrant Romain, un français prof d’anglais en vacances dans la région, je savais qu’on allait bien s’entendre. On a sillonné les vallées de Göreme pendant toute une journée, à découvrir les maisons et églises troglodytiques, escalader des ravines, dévaler des pentes dangereusement glissantes.
Göreme est entouré d’un ancienne plaine rigoureusement plate et un peu inclinée qui s’est peu à peu érodée au fil des millénaires pour donner un paysage sauvage, un peu lunaire, un bon mix entre les déserts de l’Utah et les demoiselles coiffées du lac de Serre-Ponçon, près de Gap. On trouve des pitons rocheux de 30 mètres de haut, des tufs érodés qui ressemblent à des flammèches, des cheminées de fée, des gorges, des canyons… Toute la vallée est écorchée vive et la roche volcanique est mise à nu, découvrant des teintes blanches, jaunes, roses ou rouges. On peut passer des heures à jouer aux explorateurs dans ce formidable dédale géologique. C’est ce qu’on a fait.
Vers 5 heures du matin, on est réveillé par les brûleurs et les ventilateurs de dizaines de montgolfières qui s’élèvent doucement au-dessus des vallées dès le lever du soleil. Le spectacle doit être saisissant vu du ciel, il donne une vision un peu irréelle vu du sol. Ce matin, à 6 heures, nous étions plus d’une centaine de lève-tôt sur un promontoire au-dessus du village, à regarder ces ballons prendre le large.
17-19 avril La route du volcan
C’est par une montée à plus de 10% que la route quitte Ürgüp, passant de 1200 à 1600 mètres en moins de 4 kilomètres. Ensuite, c’est une belle descente vers Incesu et son superbe Caravansérail, datant du 13è siècle, où je prends mon déjeuner à l’ombre des arbres. Après plus d’une semaine de route commune avec George, j’ai choisi de faire la route seul. C’est parfois difficile de voyager à deux lorsqu’on ne se connaît pas bien, on ne devine pas les envies de l’autre, il y a des non-dits et des malentendus, je préfère tailler la route de mon côté pendant un moment.
Depuis quelques jours, l’axe de ma roue avant fait des bruits bizarres, certainement le roulement interne qui défaille, je dois réparer et donc trouver un magasin de vélo à Kayseri, au pied du volcan Erciyes Dag, qui culmine à 3917 mètres au sud de la ville. Pendant des heures, j’arpente les magasins de vélo, sans trouver un mécano capable de mettre le nez dans l’axe de la dynamo. La solution : faire jouer la garantie et me faire envoyer une nouvelle roue à Erzurum.
À 15h30, je suis donc au centre-ville, au pied du volcan, à 1200 mètres d’altitude. Le sommet, là-haut, est couvert de neige et les contreforts de pierre de l’arête sommitale ressemblent à une énorme flamme figée. Je décide de monter sur le col à 2225 mètres, en fait un épaulement sur les flancs du volcan où se trouve la petite station de ski d’Erciyes. Dans un grand virage, vers 19 heures, une heure avant la nuit noire étoilée, je pose la tente à plus de 1700 mètres. Les 500 derniers mètres sont avalés au matin, et je suis accueilli par les mécanos dans la salle des machines d’une remontée mécanique pour un copieux petit déjeuner, mon deuxième de la matinée !
Les jours suivants, j’emprunte des routes secondaires complètement perdues, traverse des villages reculés, remonte ou descend le cours de petites rivières, rencontre les habitants. Le temps passe lentement, j’ai l’impression d’être en dehors du monde. Et en même temps complètement dedans, en phase. Je suis de bonne humeur tout le temps et ça se voit à travers les gens que je rencontre. Tout se passe bien. Je ne m’énerve même plus pour des soucis mécaniques. Mais que m’arrive-t-il ?
20-21 avril La route du nord et la tempête de neige
Après le village de Çardak, l’influence climatique méditerranéenne s’arrête net pour laisser place au climat continental et aux plaines dénudées d’Anatolie. On passe sans transition des forêts aux odeurs de pins à des paysages ouverts à l’infini. À Elbistan, j’ai bifurqué plein nord. Tout le monde m’a dit que plus loin, à Bingöl, il y avait des tensions, soit avec les rebelles kurdes, soit avec Daesh. Puisque je ne tenais que peu à faire la connaissance des uns et des autres -quoiqu’un peu avec les rebelles kurdes, j’ai pris la route du nord : Elbistan, Darende, Gürün. Un détour de plus de 150 kilomètres pour rejoindre la route d’Erzurum et ainsi éviter l’axe Malatya, Elazig et Bingöl. Le ruban d’asphalte quitte Elbistan en faux-plat montant pour plonger dans la profonde vallée de Darende, comme un sillon creusé dans le plateau anatolien.
Le lendemain, la fatigue était bien installée. J’ai fait 15 bornes en stop pour m’éviter une montée casse-patte de 400 mètres. Je n’avais vraiment pas envie de rouler.
Et puis en milieu d’après-midi, après un Adana kebab pris dans un resto désert de Gürün, une ville-rue comme dans les westerns, je me suis décidé à reprendre la route. Après Gürün, situé à 1350 mètres, la route grimpe sur un autre plateau à plus de 1800 mètres. Mon idée, au départ, était de poser ma tente pendant une nuit et toute une journée, à regarder le temps passer en lisant des bouquins. J’avais repéré un petit village qui ferait très bien l’affaire : Bögrudelik. En théorie seulement. J’aurais dû lire entre les lignes : dans « Bögrudelik », il y a « bordel ».
Arrivé sur le plateau, là-haut, un vent puissant et froid souffle en travers, je dois m’arcbouter sur le vélo pour ne pas sortir de la route. Chaque coup de pédale est un calvaire. Après deux heures de bataille, une piste caillouteuse descend vers le minuscule village, accolé à une paroi rocheuse. L’endroit est désert. Une quinzaine de maisons dont la moitié est abandonnée, une mosquée fermée à double-tour et un orage carabiné qui s’annonce. De 29°C à Gürün, 500 mètres en dessous, on est passé à 8°C et ça continue à descendre. Juste avant de sortir du village, je demande à la seule famille que je rencontre si je peux piquer la tente dans les environs. Voyant le vent et la tempête qui s’en vient, une jeune femme, Ezgi, me propose de rester à la maison un moment. Pendant deux heures, la situation est confuse. J’entre chez la famille, je prends le thé, puis Ezgi me dit que je peux dormir dans la mosquée, puis non, puis en fait dehors… Je comprends que c’est la grand-mère qui n’est pas du tout d’accord que je reste. Elle me dit carrément d’aller voir ailleurs.
Dehors, il s’est mis à neiger à l’horizontal. De la neige humide, collante. Je me retrouve à monter ma tente en plein vent, bombardé par les flocons épais, en tentant de m’abriter derrière une machine agricole. En un quart d’heure, j’harnache la toile de tente au sol et à la machine, je balance mes affaires à l’intérieur. Si je n’avais plus de mains, la sensation serait la même : je ne les sens plus. Lorsqu’enfin je suis à l’intérieur, mon duvet déplié et que je me prépare à l’idée d’un repas froid, quelqu’un frappe à la porte. C’est le père, agriculteur, qui est revenu de Sivas et qui vient me chercher pour rentrer à la maison. Apparemment, il vient d’engueuler la grand-mère, qui boude toujours dans son coin lorsque je repasse le pas de la porte pour la deuxième fois.
D’une toile de tente humide et chahutée par le vent, je me retrouve à côté du poêle, le dos contre le mur, assis en tailleur avec le père, la mère, la grand-mère, Ezgi, sa petite sœur Edanur et deux bergers qui viennent de revenir de leur journée, frigorifiés eux-aussi. On est tous assis par terre, autour d’une table basse et on dévore des köfte en sauce, du fromage frais, de l’ayran, des olives, des légumes coupés en morceaux, du thé et des sucreries. Le soir, je dors finalement avec les deux bergers dans une maison plus haut dans le village. Plus rustique, c’est difficile de trouver, mais quel accueil !
Le lendemain, la campagne est gelée, il fait -2°C, on a perdu 31 degrés en moins de 12 heures… C’est calfeutré dans mon matériel d’hiver que je quitte le village.
22-26 avril. En remontant l’Euphrate
Sur la carte, la route Kangal – Divrigi – Erzincan semble de plus en plus paumée. En fait elle l’est depuis le début et le reste jusqu’au dernier kilomètre. Depuis Kangal, j’ai retrouvé Brigitte et Nicolas et on fait route ensemble depuis 5 jours. Par de belles journées de printemps, on escalade des cols pour les dévaler juste après à plus de 70 à l’heure, on parcourt des montagnes multicolores riches en minéraux et on cherche le bivouac parfait. On fait connaissance avec la race de chiens Kangal, énormes et blancs qui protègent les troupeaux contre les attaques de loups et d’ours. Les mâles portent des colliers à pointes métalliques de 10 centimètres de long pour éviter d’être pris à la gorge par plus gros qu’eux. Une nuit, une petite meute de chiens encercle nos tentes, dévalisent la poubelle, l’un d’eux marque son territoire sur ma tente. Ils aboient pendant une bonne demi-heure. J’avoue avoir été un peu terrorisé à l’idée d’ouvrir le zip de ma tente. Au matin, on les a retrouvé pour le petit déjeuner, finalement, ils sont très attachants, ces gros toutous.
À Divrigi, on découvre la Grande Mosquée et le Grand Hôpital, construits en 1240 sur les flancs d’une large vallée. Impressionnant travail de taille de pierre, avec ces arabesques et ces formes végétales qui couvrent les portes monumentales.
Puis la route devient vraiment montagneuse. On franchit des cols à 1700 mètres, 1900 mètres, avec des redescentes dans le fond des vallées à 900 ou 1000 mètres. La carte est d’une imprécision folle, on découvre a posteriori le tracé réel sur mon GPS. Des barrages récemment construits sur l’Euphrate bouleversent les axes de communication, on ne sait pas si les routes qui entrent dans les vallées en ressortent ou bien sont des culs-de-sacs, donc on prend la route des cols, largement au-dessus des cours d’eau… On fait certainement des centaines de mètres de dénivelés en trop, mais peu importe, la route est l’une des plus belles depuis le début du voyage, avec des chaînes de montagnes enneigées à plus de 3500 mètres de tous côtés.
La remontée de l’Euphrate est fantastique. Le fleuve est libre et puissant, gonflé par la fonte des neiges. Une ligne de train sinueuse souligne les méandres du cours d’eau. Un soir, on s’arrête 4 heures avant la nuit sur les rives herbeuses. On a le temps, de la belle lumière, on peut se laver dans le fleuve, admirer les champs de neige et les immenses failles sur la chaîne de montagnes Munzur. Sous les peupliers, autour d’un feu, on chante du Cat Stevens et du Renaud accompagné à la guitare. Nicolas récite du Baudelaire. On a trouvé le bivouac parfait. (Je me suis fait réveillé par les sangliers vers 22 heures, quand même, )
28 avril, Erzurum ou la journée VIP
Comment participer à l’inauguration d’un centre commercial, visiter le centre-ville en Mercedes Vito et se faire inviter dans un centre thermal et de remise en forme en moins de quatre heures ? Facile, il suffit de rencontrer Dr. Mustafa Ilicali, député de la région d’Erzurum et responsable du transport et du tourisme. C’est en visitant la grande mosquée de la ville qu’on le rencontre, lui et ses nombreux conseillers. Entre deux selfies avec les fidèles qui sortent de la prière du vendredi, il nous invite d’abord à prendre un thé, puis nous entraîne, dans un rythme soutenu, à tous ses rendez-vous de l’après-midi. C’est parti !
D’abord, l’inauguration d’un centre commercial. L’ambiance est comme celle de l’ouverture de Zara un jour de solde : du monde partout, au coude-à-coude, tente d’entrer dans le magasin. Devant l’entrée, un spectacle parfaitement décalé : des grappes de ballons blancs et rouge, trois personnes déguisées en personnages de dessin animé se trémoussant sur de la mauvaise techno et des rivières de sang sur le bitume, provenant de deux moutons que l’on vient d’égorger. À l’intérieur, du monde partout. On se faufile tous au premier étage pour une petite réception, quelques discours, la rencontre avec le responsable du magasin. Les séances photo sont nombreuses, nous sommes constamment mis en avant, aux côtés de Mustafa Ilicali. En quelques minutes, nous sommes sur Twitter, facebook…
Puis nous poursuivons la virée au centre thermal Ilica, à l’entrée de la ville, où nous sommes invités à tester le spa aux eaux riches en bicarbonate, sodium et autres minéraux. On sort de là tout frais, pimpant et bourrés de minéraux, donc.
La rencontre avec le professeur Ilicali est intéressante. Il nous explique le développement actuel de la ville, son curieux dépeuplement, son attrait touristique, universitaire et sportif, Erzurum étant situé à plus 1900 mètres d’altitude. Avec Nicolas, chef de projet expert en transport et modes doux, la communication est facile, ils se trouvent des points communs et de bons sujets d’échange, comme sur la future ligne de tramway qui doit être construite dans les prochaines années.
Pendant 4 heures, nous sommes pris dans le tourbillon de son agenda, avant d’être déposés en ville où nous terminons la journée en déambulant entre les vieilles maisons de pierre et de bois, caractéristiques de la région.
2-3 mai 2016. Deux jours au Kurdistan
Entre Erzurum et la frontière iranienne, j’entre au Kurdistan turc, une région montagneuse qui s’étend en Iran, en Syrie et en Irak. En remontant une étroite vallée encaissée, très sauvage je découvre des villages plus rustiques, plus reculés, certains perchés sur des plateaux à 2200 mètres où la neige n’a pas encore fini de fondre. Les habitants, lorsqu’ils vous invitent à prendre le thé, vous disent d’emblée qu’ils sont kurdes. On sent une certaine fierté et une sorte de défi dans le regard.
Dans un contexte d’évènements terroristes du sud, l’armée est présente sur les routes, à l’entrée des villages. C’est la première fois que je me fais fouiller, mon vélo et moi. Vu le trafic quasiment inexistant dans cette région, je soupçonne tout de même les militaires d’avoir fait un peu de zèle et d’avoir voulu découvrir ce qu’un voyageur à vélo transportait dans ses sacoches. D’ailleurs, ils n’ont ouvert et fouillé que celles de derrière alors que mes bombes artisanales et l’artillerie lourde étaient dans celles de devant. Loupé !
2-9 mai. Les jours les plus longs
C’est fou ce qu’un petit détail peut entraîner comme conséquences. Depuis plus de 1300 kilomètres, ma roue avant prend du jeu. Ça a commencé par une série de légers claquements, qui se sont transformés en décalage de l’axe. Le problème, c’est que personne, ici, ne sait réparer ce genre de roue, puisqu’il s’agit d’un hub dynamo. Comme pour les bagnoles, dès qu’il y a un fil électrique quelque part ou un peu d’électronique, on se trouve vite coincé face à d’éventuelles réparations. Et pas question de rouler sur les pistes d’Asie centrale avec une roue en vrac.
Je devais recevoir ma nouvelle roue, envoyée de France en SAV, aux alentours du 4 mai, à Agri, une grosse bourgade provinciale à moins de 200 bornes de la frontière iranienne.
Le 4, elle n’est pas là. Le 5, non plus. Le 6 encore moins, mais au bureau de poste Kargo, où je connais maintenant tous les employés, l’heure d’arrivée des camions postaux et la carte de dispatch des colis sur tout le territoire turc, on me jure, en me montrant le cheminement de ma roue sur un écran d’ordinateur, qu’elle arrivera demain, samedi 7. Sans faute.
Tous les matins, je quitte le petit hôtel Aydemir à 20 livres turques la nuit, vélo chargé et prêt à reprendre la route, pour me rendre au bureau de poste, confiant dans la parole du directeur du centre postal et du suivi informatique. Tous les matins je repars déçu et légèrement agacé. Samedi matin, c’est ma dernière chance de réception du colis fantôme avant d’avoir à attendre jusqu’à lundi.
J’avoue, j’ai poussé une gueulante dans le bureau lorsque le dernier camion est reparti et que ma roue n’était toujours pas là. Ça ne sert à rien de s’énerver mais ça fait du bien sur le moment. D’ailleurs, les employés ont bien compris, ils m’ont pris par le bras pour m’emmener prendre un thé au hammam d’à côté, où je me suis fait traduire les potentielles raisons du problème de livraison par le gérant, parlant un peu anglais. La roue serait à Erzurum, bloquée à la douane, en attendant je ne sais quoi.
En dernier recours, j’ai appelé le député d’Erzurum, Mustafa Ilicali, pour qu’il tente de dénouer la situation. En à peine un quart d’heure, il a fait appeler le centre de dédouanement d’Erzurum, ma roue est normalement bien sur place. Je dois m’y rendre lundi matin pour dédouaner la roue, la récupérer et inch’allah reprendre la route.
Je prends un bus à 5 heures du matin demain matin pour Erzurum.
9 mai. La roue arrive !
Je ne sais pas à quel niveau d’euphorie étaient ceux qui ont inventé la roue, mais rien que de voir la mienne au bureau des douanes après 5 jours d’attente, j’étais sur un petit nuage.
En deux heures et demi de minibus, on couvre la distance de deux jours de vélo. Chose positive, j’étais passé par la route des montagnes, plus au sud, pour rejoindre Agri, donc j’ai eu un petit aperçu de plus de la Turquie. J’ai fais du tourisme, quoi.
Après être passé par la case douane puis poste puis douane une nouvelle fois, me voici avec une nouvelle roue que je me suis empressé de monter dès mon retour à l’hôtel Aydemir. L’hôtel Aydemir, c’est l’endroit où j’aurais passé le plus de temps depuis mon départ. Je connais les commerçants de la rue, la playlist du vendeur de CD, l’heure à laquelle le soleil passe au-dessus de l’immeuble en face… Je suis content, pourtant, de reprendre la route. Si ça se trouve, je ne sais plus faire de vélo.
10 mai 2016. Dernier jour en Turquie : le Mont Ararat, l’attaque du chien et la soirée aux urgences
Agri n’a décidemment pas envie de me voir partir. Vent de face, faux plat montant, je regrette – presque – le confort sommaire de ma chambre d’hôtel. Et puis le voyage reprend son cours, on se réinstalle dans un rythme rodé depuis plus de deux mois, et le paysage se met à défiler lentement, sereinement.
Aujourd’hui, la carte routière m’annonce l’arrivée prochaine du Mont Ararat, un peu au nord-est. Je le guette pendant toute la matinée, espérant le voir soudain surgir derrière ce rideau de montagnes qui barre l’horizon. Mais le temps est à l’orage. Et les vents sont contraires. Alors qu’au sol, l’herbe est couchée vers l’ouest, les nuages noirs anthracite sautent de montagnes en montagnes, plein est. J’ai l’impression d’évoluer dans les contrecourants d’une gigantesque rivière, ou d’être pris dans le retrait de la vague, celle lame d’eau qui vous prend aux chevilles et vous tire vers l’océan pour nourrir la prochaine déferlante. J’accélère un peu.
Pendant quelques heures, les éclairs et les rideaux de pluie restent derrière et puis, d’un seul coup, l’orage est sur moi. Grêle, pluie battante, la route s’est transformée en rivière. Et c’est là, dans une trouée dans les nuages, que j’aperçois le sommet enneigé, éblouissant, du Mont Ararat. Apercevoir pour la première fois le Mont Ararat en plein déluge, c’est un coup à vous rendre mystique, non ?
Par contre, Noé n’aurait pas dû accepter les chiens dans son arche échouée au sommet du mont. J’aurais préféré. Sur les hauteurs de Dogubayazit, dernière ville turque avant la frontière iranienne, en face de l’Ararat, j’avais installé ma tente pour la nuit, dans un camping qui sert de camp de base pour les expéditions glaciaires. Le lieu est idéalement situé, au pied du château Ishak Pasha, l’un des plus beaux de la période ottomane. Trois kurdes m’avaient invité à dîner dans la salle panoramique du restaurant, on avait beaucoup discuté, j’avais bu deux rakis, j’étais plus que bien. Et en allant me coucher, un chien m’a sauté dessus. Un gros chien de berger qui n’a pas apprécié que j’entre sur son territoire, ou alors qui craignait que je lui pique sa femelle. Certes, voyager seul n’est pas romantique tous les jours, mais de là à concurrencer un chien ! … Je n’ai pas eu trop le temps de lui expliquer tout ça, il m’avait déjà esquinté le genou. C’est très superficiel mais j’ai quand même fait un tour aux urgences de la ville pour une piqure antitétanique. C’était l’occasion de visiter les établissements de soins turcs ! J’ai tellement hurlé de peur que j’en ai encore la voix cassée quatre jours après…
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