Dushanbé, Tadjikistan
Mieux vaut ne pas se promener avec des photos compromettantes dans son smartphone lorsqu’on passe une frontière en Asie centrale. Comme entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, où ma clé USB avait été méticuleusement explorée, le douanier du poste frontière entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan a passé en revue toutes mes photos avant de me rendre l’appareil. Il avait l’air un peu déçu, le pauvre, je ne trimballe pas de sextapes ni de photos de femmes dénudées. Désolé !
Après la frontière, la route M41 remonte lentement une large vallée et entre dans Dushanbe par les grands boulevards, flanqués de bâtiments aux allures soviétiques. Normalement, de hautes montagnes entourent la capitale tadjik, mais l’air est rempli de particules de poussières en suspension, transportées depuis l’Afghanistan par un fort vent de sud. Depuis deux jours, on ne voit rien du paysage alentour, la lumière est blanche et les vélos dans la cour du GreenHouse Hostel prennent la poussière. Ici, c’est un peu comme un camp de base avant l’assaut final. La cour intérieure est remplie d’une dizaine de vélos, conduits par des néerlandais, allemands, irlandais, français, japonais, finnois, belges... Il y a aussi des cubains, italiens, américains, iraniens… Bref c’est l’auberge espagnole, sans un seul espagnol. C’est ici, à des milliers de kilomètres de distance que l’on apprend les nouvelles sur un camion lancé dans la foule à Nice et un coup d’État en Turquie…
À Dushanbe, tous les cyclonautes présents se dirigent ou reviennent des hautes montagnes de la chaîne des Pamirs, à 400 kilomètres à l’est. Elle forme une frontière naturelle de plus de 7000 mètres d’altitude entre le sud du Tadjikistan et le nord de l’Afghanistan. C’est le terrain de jeu pour les prochaines semaines : demain, je prends la route avec un français et un néerlandais sur la mythique route du Pamir, la deuxième route la plus haute du monde après celle du Karakorum. Les cols les plus hauts approchent 4700 mètres d’altitude, il va falloir y aller tout doux pour s’acclimater.
Route Dushanbe – Khorog
Je ne voulais rien savoir de la route entre Dushanbe et Osh, passant par la fameuse Pamir Highway. Comme pour les séries télé, je ne voulais pas me « spoiler ». Donc, pas de photos, pas de lecture de récits de voyage, pas d’infos. Je voulais que la découverte soit totale. À la Greenhouse Hostel de Dushanbé, point de départ ou d’arrivée de la route, j’ai soigneusement évité tous les « Lonely Planet » et autres « Rough guides » qui trainaient sur chaque table. La seule chose que je me souvenais avoir lue, lorsque j’ai choisi de suivre cet itinéraire, est que la Pamir Highway était de plus en plus asphaltée. Je m’attendais donc à une route large, longeant une rivière et sillonnant entre les hautes montagnes. J’ai du mal comprendre. Pour sillonner, la route sillonne, pas de problème. Les montagnes sont aussi très hautes, atteignant souvent plus de 4000 mètres. Par contre, l’asphalte est quasi inexistant. C’est une piste de la largeur d’une voiture, cassée et cassante.
Mais la route est réellement extraordinaire. Elle suit la rive droite d’une profonde vallée creusée par la puissante rivière Khingob, large d’une centaine de mètres par endroits et traverse de petits villages noyés sous la végétation, les arbres fruitiers et les peupliers. Des coulées de boue datant du mois dernier ont traversé certains villages de part en part, laissant un magma de terre séchée, mêlée de rochers d’un mètre de diamètre, sur plusieurs mètres d’épaisseur. Le soir, je dors sur les bords de la rivière, ou sur les tapis d’une mosquée qu’un imam m’a ouverte. Pendant trois jours, je ne croise pas un touriste, à part deux suisses qui voyagent en camping-car. La pluie, que je n’avais pas vu depuis plus de deux mois et demi, transforme la piste en bain de boue le temps d’une après-midi. Il paraît que c’est bon pour la peau…
Machine à remonter le temps
J’avais le choix entre deux routes pour relier Kalai Chum, sur la rivière Panj que je dois remonter sur 240 kilomètres jusqu’à Khorog, point de départ de la Pamir Highway : la route nord, dite panoramique, et la route sud, plus plate, mieux asphaltée, plus longue en kilomètres mais au trafic routier plus intense. J’ai choisi la voie du nord. Celle qui passe par un col à 3252 mètres, me disait la carte.
La piste est rocailleuse, étroite, sablonneuse par endroit et demande un effort assez terrible sur les premiers kilomètres. Elle se faufile entre les parois d’un canyon avant d’atteindre une zone plus ouverte, au gradient moins relevé.
Les arbres, présents jusqu’à 2000 mètres, cèdent le terrain à de grandes prairies d’herbes hautes, où les ombellifères, ces grandes plantes qui portent des ombrelles au bout de leurs tiges, atteignent plus d’un mètre de hauteur. La température n’arrête pas de descendre, on passe de 34 degrés dans la vallée à 13°C au sommet du col. J’arrive là-haut au moment exact où le soleil bascule derrière les sommets, vers 20h00. En face, de l’autre côté du col, la pleine lune est déjà levée sur les sommets enneigés de l’Afghanistan. Moment d’extase, bien qu’épuisé. En quelques minutes la température chute encore et se stabilise à 5°C. Je pose ma tente sur le col, seul au monde, apparemment.
Le lendemain matin, j’enfile tous mes vêtements d’hiver – doudoune, gants, bonnets- pour descendre les 2000 mètres de dénivelés qui me séparent de Kalai Chum. Quelques virages sous le col, la piste s’engage dans une petite gorge. Une maison est posée sur le côté. Une maison… ou une tente, je ne sais pas bien. Les murs sont en pierre, mais des toiles sont tendues pour créer un toit. On ne distingue pas bien s’il y a quelqu’un, une lourde fumée se dégage d’un tuyau en métal rouillé, stagne et s’accumule autour de l’habitation. Une vieille dame apparaît, telle un spectre, puis une femme portant un enfant au visage couvert de crasse. Les habits sont sales, les sourires timides. Deux enfants arrivent, une serpe pointue dans une main, une pierre à aiguiser dans l’autre. Puis un homme, qui bave sur son col sans y prêter attention. Ils me proposent de rester pour le petit-déjeuner. Dans un saladier, des morceaux de fromage surnagent dans un liquide blanchâtre. J’ai soudain en tête des scènes du film « Deliverance », où des amis partis faire une descente de rivière en canoë dans un coin reculé des États-Unis se font attaquer par des locaux fous furieux. Je refuse poliment l’invitation, avant de terminer les 2 heures de descente à travers des canyons vertigineux…
20-23 juillet. En remontant la rivière Panj
J’ai déjà qualifié la route M41 d’extraordinaire, je ne sais pas quel adjectif utiliser pour décrire la section entre Kalai Chum et Khorog. Extraordinairement extraordinaire ? Certains la considèrent comme l’une des plus belles routes au monde, en tout cas. La piste remonte la rivière Panj sur plus de 240 kilomètres, au fond d’une vallée encaissée entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, sous des sommets enneigés de plus de 5000 mètres. Puisqu’elle est contrainte de longer la rive droite, la route doit s’y frayer un passage, quels que soient les obstacles. Pierriers, chaos rocheux, plage de sable gris. Souvent, elle est aussi taillée dans la falaise. On roule alors en balcon au-dessus de la rivière, qui gronde en contrebas comme un torrent furieux. La Panj est méchamment agitée, avec des rapides et des contrecourants surpuissants. Sur la rive opposée, lorsque la vallée s’élargit un peu, on entend la vie afghane : les cris des enfants jouant dans la rivière, le bruit des engins agricoles, le meuglement des vaches. Comme du côté tadjik, les parcelles afghanes sont méticuleusement entretenues, des canaux d’irrigation verdissent la montagne pourtant si brune, sèche et rocailleuse. On dirait qu’ils cultivent la roche. Au-dessus des maisons les plus élevées, des pierriers de plusieurs centaines de mètres de dénivelés remontent vers les crêtes déchiquetées. C’est terriblement beau.
L’offre de ravitaillement est assez pauvre dans ces régions. Dans les rares villages, de minuscules supérettes vendent le strict nécessaire pour la survie sur la route –pâtes, sauce tomate, quelques conserves, et tout un tas de superflu : des confiseries et sucreries de toutes sortes qui occupent souvent la moitié des rayonnages. On ne vient pas ici pour la gastronomie, de toute façon.
Avec les démineurs
Au bout d’une longue journée, je m’arrête près d’une grande bâtisse, au bord de la rivière. Autour d’une table, une quinzaine d’hommes prennent le thé en attendant le repas du soir. Je suis invité dans la minute. Ce soir, c’est la Norvège et les États-Unis qui m’offrent le repas : je viens de débarquer dans l’un des trois centres opérationnels de déminage de la région, financés par le Ministère des Affaires étrangères norvégien et américain.
« En 1995, l’armée russe a miné la frontière, côté tadjik, pour contrer l’infiltration de groupes terroristes islamistes », raconte Sabir, originaire de Khorog, principale ville et centre administratif du Pamir. « Des milliers de mines de différentes tailles et puissances ont été placées dans les passes, au-dessus de la rivière Panj. » Avec l’aide d’un fond européen, une trentaine de démineurs travaillent depuis 6 ans pour retirer les engins explosifs. Depuis une vingtaine d’années, des bergers et des enfants qui jouent dans la montagne ont déjà sauté sur des mines. La faune sauvage –loups, ours, mouflons, moutons de Marco Polo- a aussi été pulvérisé sur ces engins de mort. « Notre équipe a aussi connu des accidents. L’un d’entre nous a perdu ses yeux, un autre ses jambes... Les russes nous fournissent les cartes pour repérer les champs de mines, mais ce n’est pas très précis. Une première équipe d’enquête se rend sur place, demande aux locaux s’ils n’ont pas connaissance de lieux à déminer. On intervient ensuite. » Lors des deux derniers mois, l’équipe a retiré 160 mines de la montagne…
Khorog, la plus grande ville du Pamir, 30000 habitants, située à 500 kilomètres de la capitale Dushanbe -16 heures en voiture, 6 jours de vélo, occupe la confluence des rivières Panj et Gunt. Je fais ici une pause de deux jours pour reprendre des forces et me reconstituer un postérieur, qui a souffert sur les chaos de la route. Pour le dire autrement, je n’ai jamais eu aussi mal au cul qu’il y a deux jours, 94 kilomètres de tressautement sur une piste défoncée. Mais l’endroit vaut le coup ! ;-)
Ce matin, je poursuis le voyage le long de la frontière afghane sur quelques centaines de kilomètres, dans la vallée de Wakhan, le long des montagnes de l’Hindu Kush, avant de remonter vers le nord et le Kirghizstan. À partir de maintenant, et pendant une dizaine de jours, il n’y a plus de connexions, peu d’électricité et de rares points d’eau. Alors à bientôt !
Le vélo dans le ciel partie 1 : la vallée du Wakhan
À partir de Khorog, deux options s’offrent au voyageur : soit on prend la M41 asphaltée - la Pamir Highway, soit on prend plus au sud, en suivant une piste parfois sablonneuse le long de la frontière afghane, dans la vallée du Wakhan, avant de rejoindre la M41 dans une petite semaine. J’ai pris la piste de la Wakhan.
La vallée s’élargit, donnant libre cours à la rivière Panj qui dessine des méandres sinueux à travers un dédale de galets roulés. Les montagnes d’Afghanistan s’éloignent un peu et laissent apparaître des sommets qui dépassent parfois 7000 mètres, recouvert d’épais glaciers à la blancheur impeccable, assurée par les intempéries d’altitude.
Les petits villages verdoyants s’égrènent le long de la piste. Ishkashim, Vrang, Langar… Ici, il n’y a pas d’électricité, pas d’eau courante. Quelques panneaux solaires et générateurs éclairent quelque maisons, le soir, à partir de 18h ; on puise l’eau aux fontaines captées plus haut dans la montagne. Le Tadjikistan est l’un des pays les plus pauvres au monde et le Badakshan, qui englobe les montagnes du Pamir, la partie la plus pauvre du Tadjikistan. Les habitants ont tous des potagers parfaitement entretenus et des arbres fruitiers surchargés de fruits murs à cette époque de l’année.
Le soir, on s’arrête dans les « homestay », des maisons familiales où, contre 80 somoni (9 euros), on prend son repas et son petit déjeuner. L’accueil y est toujours agréable et c’est l’occasion de découvrir la culture pamiri, notamment l’architecture si particulière des grandes maisons, construites selon le culte ismaélien, une branche de l’islam chiite introduite ici au 11ème siècle et aujourd’hui encore très largement majoritaire dans les vallées du Pamir : les cinq piliers de bois de la pièce principale représentent l’imam Ali, sa femme Fatima, le prophète Mahomet et ses frères Hussein et Hassan. L’intérieur est simple et confortable, on mange et on dort sur une longue estrade surélevée de 50 centimètres qui fait le tour de la pièce, entourant un espace central où l’on place le poêle en hiver. Au plafond, un puits de lumière s’élève en 4 carrés concentriques, chacun représentant un élément : le feu, la terre, l’air et l’eau. Les murs sont sommairement décorés, parfois recouverts de tapis. Les couvertures et les oreillers sont soigneusement empilés dans un coin. Invariablement, on trouve le portrait d’Aga Khan, le 49ème imam de la religion ismaélienne, descendant direct du prophète Mahomet et résident en Suisse. C’est grâce à l’important soutien financier de la Fondation Aga Khan que la région a pu survivre pendant les années de guerre civile dans les années 1990 et les pamiri lui vouent un culte passionné. Côté vie courante, on prend son repas en tailleur sur l’une des estrades et sa douche avec un seau d’eau chaude, chauffée sur un poêle, que l’on mélange avec l’eau glaciale des torrents. Sous le couvert des vergers, il pleut des abricots, il suffit de secouer un peu les arbres pour avoir à manger pour des heures…
Pendant quelques jours, je fais route avec Andy, un écossais que j’ai rencontré à Khorog. Lui aussi se dirige vers Osh, au Kirghizstan. Par une après-midi ventée, on quitte le fond de la vallée, son cours d’eau, ses villages, sa végétation, on tourne le dos à l’Afghanistan et ses montagnes pour débuter l’ascension du col de Khargush, 700 mètres plus haut, à 4344 mètres d’altitude. C’est le début d’une semaine passée en haute altitude, entre 3600 et 4930 mètres. Un monde minéral, souvent lunaire, où la montagne est à nu et se colore de multiples teintes, rouge, ocre, brun, gris, vert, selon les minéraux érodés.
100 mètres sous le col, vers 4200 mètres, on trouve un coin parfait pour le bivouac, protégé du vent par une moraine glaciaire. Au matin, on est réveillé par une fine pluie mêlée de neige, on prépare vite le porridge au lait concentré avant de basculer de l’autre côté du col, accompagné par Philippe, un breton portant fièrement le drapeau breton… et celui du pâté Hénaff. Après 8 jours de piste caillouteuse, sablonneuse, éreintante au point d’avoir parfois à pousser le vélo dans les montées, on retrouve l’asphalte de la Pamir Highway. Et les hauts plateaux d’altitude…
Le vélo dans le ciel, partie 2 : la Pamir Highway
Un village tous les 100 kilomètres, ça laisse le temps de s’imprégner des grands espaces et de la formidable diversité de paysages de la Pamir Highway : canyons aux couleurs rougeoyantes, larges vallées glaciaires, cols rocailleux tellement élevés que la respiration s’y fait difficile. Les paysages lunaires, inhabités de la M41 valent à eux seuls le déplacement en vélo depuis l’Europe.
Au col le plus élevé, l'Akbaital, à 4655 mètres, j’ai posé mon vélo pour m’aventurer sur les hauteurs. Le sommet local, 4930 mètres, ne porte même pas de nom, il paraît bien insignifiant par rapport à ses voisins de plus de 6000 mètres ! Je m’arrête un instant là-haut, plus de 100 mètres au-dessus de notre Mont-Blanc, avant de redescendre dans une large vallée où je rencontre une famille qui élève des yacks. Beurre, crème, fromage blanc, lait, tous les produits laitiers proviennent de cet animal aux longs poils et aux cornes effilées qu’on dirait tout droit sorti d’une peinture murale de Lascaux. Les femmes abattent un boulot impressionnant, debouts dès l’aube pour la première traite, elles s’occupent ensuite des gamins, préparent la nourriture pour la journée, ramassent les bouses qui constituent le seul combustible sur ces hauts plateaux pelés. Dans une cabane de 3 mètres sur 4, je rencontre Rémy, un jeune français qui rentre au Grand Bornand à moto. On connaît des personnes en commun, bizarre d’évoquer la France dans ces lieux insolites…
Lac de Karakol
Le lac de Karakol occupe 385 km2 au fond d’un grand bassin entouré de hautes montagnes. Sa couleur évolue avec celle du ciel et des nuages qui défilent à haute vitesse. En quelques minutes, elle passe du bleu au turquoise, du vert au gris menaçant. Un village de basses maisons, aux murs peints de blanc, est posé sur la rive est, au bout d’une longue ligne droite, interminable par jour de vent. Certaines maisons sont fermées, d’autres se décomposent lentement. Il se dégage de cet endroit une sensation de fin du monde, de derniers survivants sur terre, quelque chose de mystique.
Arrivé au Kirghizstan, une scène de début du monde
Après un ultime col à plus de 4000 mètres, on bascule au Kirghizstan par une piste de boue séchée, parfaite pour qui aime un peu les descentes techniques. Je crois que j’avais un sourire béat du début à la fin des 600 mètres négatifs… On laisse derrière soi une barrière qu’on penserait infranchissable au premier regard : une série de pics et de glaciers, dominés par le Pic Lénine, 7134 mètres, la tête dans les nuages. Ici, on se trouve aux confins du Pamir, entre Tadjikistan, Kirghizstan et Chine. J’avais l’impression d’avoir réalisé un de mes vieux rêves : contempler une scène des temps passés. Au matin, une fumée légère s’élève de quelques yourtes, éparpillées dans une immense plaine. Des troupeaux de yacks, de vaches et de chevaux paissent tranquillement, des cavaliers rassemblent les moutons et les chèvres. Assises sur une couverture colorée, une femme se peigne les cheveux, des enfants jouent autour de la yourte. Ça me faisait penser à une scène des indiens d’Amérique, il y a 400 ans…
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