24 septembre. Plongée dans la culture mongole
Entrer en Mongolie par Tarkshken, c’est comme débarquer sur la lune. La combinaison de cosmonaute en moins. C’est mieux, à vélo. Pendant deux jours, la route A14 suit une trajectoire ouest-est, en lisière du désert de Gobi. Au sud, des montagnes de pierre sont à moitié ensevelies sous des montagnes de sable. Le paysage est dantesque. Tellement vaste qu’on a du mal à se repérer dans l’espace. Tellement sec qu’on descend des litres de thé et d’eau. Parfois, une ville apparaît, comme une oasis. On y fait quelques courses, puis on poursuit son chemin. La route est impeccable, un ruban d’asphalte parfaitement lisse, construit il y a deux ans par les Chinois qui veulent relier la Chine et la Russie en traversant l’est de la Mongolie. Puisque le trafic est quasiment nul, c’est en quelque sorte la plus belle piste cyclable qui soit.
On roule dans un paysage désolé et puis une rivière apparaît, on la remonte vers le nord en s’engouffrant dans une étroite vallée. En quelques mètres, on passe du désert total à un espace de vie linéaire, le long du cours d’eau. Il y a quelques yourtes, des troupeaux de yacks, de rares arbres au feuillage jaune vif. Et on se rend compte qu’on a basculé en automne.
Le désert est derrière, mais le paysage est toujours semi-désertique. La steppe rase tapisse la vallée qui s’élargit peu à peu. Au-dessus de 1500 mètres d’altitude, les arbres disparaissent. C’est le silence qui est le plus présent.
Un soir, je m’arrête dans un village, Bayandzürh, au pied d’un col venté. Huit maisons en dur et 6 yourtes jetées dans une grande plaine. L’une des maisons est l’hôpital, l’autre une salle de fitness… Je suis accueilli dans l’une des yourtes, chez Ganbaatar et sa femme. C’est ouvert à tout le monde, les habitants du village –ils sont 10, peut-être 20- passent, discutent en buvant un bol de thé au lait ou s’invitent pour le repas. Pour moi, c’est la plongée dans la culture mongole. Tout est nouveau, la cuisine, les vêtements, la vie d’éleveur de yacks, la langue, le paysage, le froid qui devient mordant la nuit. Le voyage est tellement dense par rapport à la traversée du désert de la semaine passée. Les hommes sont très beaux, habillés de leur « deel », le long manteau traditionnel des nomades mongols, serré à la taille par une bande de tissu de couleur vive, qui descend sur de hautes bottes noires.
Ce soir, Ganbaatar me fait vivre ma première expérience d’éleveur de yack. On doit ramener les petits qui gambadent sur les hauteurs de la montagne avoisinante. La logique, c’est que si les petits reviennent, les adultes suivront et la traite pourra commencer. J’ai deux petits à guider vers la yourte, sur quelques centaines de mètres, pas trop dur pour mon premier cours. Les adultes arrivent ensuite d’on ne sait où, surgissant de la plaine, en file indienne. Les mâles adultes sont les plus impressionnants, avec leurs longs poils qui touchent presque le sol et leurs cornes effilées longues de 50 centimètres.
Un mouton est tué l’après-midi, le soir on se réunit dans la salle communale –la salle d’attente de l’hôpital, qui a deux pièces- pour un véritable festin, éclairé à la bougie et arrosé de quelques verres de vodka mongole, faite maison, très douce au goût comparée au tord-boyau russe. Une grande bassine de métal est remplie des abats bouillis : cœur, foie, rognons, intestins, tout est là. On y va à pleines mains, les couteaux plongent dedans, je me demande comment on finit la soirée avec tous nos doigts.
Jusqu’à présent, tout ce que j’ai mangé est à base de mouton et de lait de yack. Les buuz, sortes de gros raviolis à la viande et au gras, le tsuivan, pâtes à la viande, seul plat mongol avec quelques légumes, carottes et oignons. Je passe la nuit seul dans une yourte, sur un matelas de feutre. À mes pieds, un mouton en pièces détachées. Je dors dans le garde-manger... Le lendemain matin, on finit les restes de la veille en les plongeant dans un bol de thé au lait fumant. Le gras surnage, ça fait des cercles à la surface. À déguster sans modération, c’est bon !
Après 60 kilomètres de route, j’ai du revenir à Bayandzürh, en stop, avec l’un des quatre camions croisés pendant la journée. J’avais oublié mon tapis d’Ispahan. Pas question de le laisser derrière. J’ai donc passé une deuxième soirée au village. Avec Ganbaatar, on est remontés chercher les yacks. Cette fois, je devais ramener un troupeau d’une dizaine de petits. Ils ont vite compris que j’étais un novice. Ils se sont fait la malle au galop, j’ai du leur courir après à travers la steppe pour les ramener à la yourte. À la fin, je poussais 25 bêtes, j’avoue que je flippais pas mal quand les mâles adultes se retournaient pour voir qui leur criait dessus…
2 octobre. Traversée de la Mongolie
S’il est vrai qu’ « on est ce que l’on mange », alors je suis un mouton bien gras avec un bol de thé au lait à la main. Vous avez l’image ? C’est le régime alimentaire que je suis depuis plus de 10 jours, ça aide à contrer les températures qui descendent régulièrement au-dessous de zéro pendant la nuit.
Après la traversée de la chaîne de l’Altay, je suis maintenant en pleine traversée de l’autre chaîne montagneuse, la Khangay, celle-ci plus épaisse, plus froide, et qui ne connait pas l’asphalte chinois que j’ai suivi jusqu’à présent. Désormais, je roule sur des pistes, certaines très ensablées, qui traversent des paysages toujours aussi vastes et reculés. Je ne vois souvent que 3 ou 4 voitures par jour. Une yourte de temps en temps, des villages aux toits multicolores tous les 50 à 70 kilomètres, soit une journée de route à vélo. La solitude est très grande, j’en profite, je sais que ça ne va pas durer.
À la caisse d’un supermarché d’Uliastay, la première grande ville -20 000 habitants- depuis 300 kilomètres, j’ai revu par hasard un couple d’américains que j’avais rencontré le 20 août dernier à Karakol, près du lac Issyk Kul, au Kirghizstan. Les cyclos suivent souvent les mêmes routes paumées. On a roulé une journée ensemble, puis j’ai poursuivi ma route.
Le temps a changé, on est en automne et les journées ensoleillées se font plus rares. L’autre jour, je me suis fait surprendre par une tempête de neige en haut d’un col, vers 2200 mètres, j’étais tout content au début, ça faisait très « man vs. wild », les flocons tombaient en pattes de chat, et puis je me suis rendu compte que mes gants n’étaient pas imperméables et que je ne sentais plus mes pieds. Après deux heures de piste sablonneuse et un petit col où j’ai du pousser le vélo, je suis arrivé transi de froid à la porte d’une yourte. Il était 19h30, il faisait quasiment nuit, j’avais allumé mes phares pour la première fois du voyage… Les propriétaires m’ont recueilli, et j’ai continué ma transformation en mouton au bol de thé.
D’ailleurs, si ça continue, je vais oublier comment se monte ma tente. Je passe toutes mes nuits dans des yourtes d’éleveurs de yacks, de chèvres et de moutons. Le schéma est toujours le même. Je m’approche de la yourte, les chiens se mettent à aboyer, je reste à 30 mètres, me présente, les gens sortent de la yourte, calment les chiens, je peux ensuite poser le vélo et entrer me réchauffer près du poêle. Hier soir, j’ai été invité par une famille qui vit sous un col à 2000 mètres, dans la région de Tosontsengel. Les montagnes de la région sont couvertes de mélèzes dorés par l’automne. Le matin, je me suis levé à 7h, juste avant le lever du soleil, tout était givré, même les animaux, il avait neigé sur les hauteurs et la lumière sur les mélèzes semblait irréelle, les arbres jaunes se détachaient sur les restes de nuages de pluie. Je n’arrête pas de répéter, tous les jours et plusieurs fois par jour : « mais là, c’est encore plus beau, non ? »
13 octobre. L’arrivée à Oulan Bator !
Comme beaucoup de cyclonautes, j’ai confirmé que l’important dans le voyage, ce n’est pas la destination, c’est le chemin. Oulan Bator m’était indispensable pour me maintenir en mouvement, me donner un azimut et me tenir lieu de béquille dans les moments difficiles. Je me souviens d’une froide journée de route sous une pluie battante, entre l’Italie et la Slovénie, accompagné par Francesco, un italien qui m’avait hébergé à Trieste. Des interminables lignes droites dans le désert du Kyzyl Koum ou dans la plaine du Pô, de la longue montée en épingles-à-cheveux qui mène au lac Song-Kôl, de la lecture fébrile de la carte avant d’attaquer les 1250 kilomètres de haute montagne. Si je n’avais pas eu d’objectif, j’aurais peut-être calé, je me serais peut-être arrêté. En tout cas je n’aurais pas ressenti cette motivation.
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