Kirghizie, au cœur des Montagnes Célestes
J’ai quitté Osh avec mes amis de Chambéry, que je revois pour la première fois depuis Samarkand, il y a un mois déjà. Il faisait chaud, là-bas, et la route était plate. On ne peut pas en dire autant de la piste qu’on a suivi, de Osh jusqu’au lac Song Kôl, au cœur des Tian Shan, les Montagnes Célestes du Kirghizstan. C’est une belle route asphaltée qui nous emporte sur les 100 premiers kilomètres, jusqu’à Jalal Abad. Une journée de vélo, qu’on termine en se jetant dans un canal, sous l’œil d’un troupeau de moutons gros comme des ânes. Puis la route se transforme en piste et se met à grimper sans discontinuer, passant de 800 à plus de 3000 mètres. Pendant quelques jours, on roule dans des paysages qui n’arrivent pas à se décider entre les Alpes et l’ouest américain : on trouve aussi bien des montagnes érodées aux strates rouges et ocres que des alpages verdoyants, des petites rivières bleutées et des grands cours d’eau lents et sinueux, des canyons étroits où se faufile la piste, des plateaux à la végétation désertique et des pentes peuplées de forêts de sapins, des alpages et puis, tout en haut, sur un vaste plateau circulaire auquel on accède par une magnifique piste qui escalade 1200 mètres en épingle à cheveux, le lac Song Kôl. Un lac perché à 3000 mètres, avec des montagnes tout autour qui semblent le préserver du monde extérieur. On dirait un cratère gigantesque. On dirait aussi un monde perdu. Pas un arbre, seulement de l’herbe rase et de rares névés sur les hauteurs. De toute façon, quand le seul magasin à des kilomètres est une yourte de 10 mètres carrés, on se dit qu’on est un peu loin de tout…
Mais tout autour du lac, sur la grande plaine qui monte en pente douce vers les sommets, il paraît que 400 familles passent l’été, à élever des chevaux, des moutons et des chèvres. On voit quelques yourtes de loin en loin, mais l’endroit est tellement immense que l’on ne distingue pas bien la rive opposée du lac. Surtout qu’on assiste à un déchainement des éléments côté nord, éclairs et foudres zèbrent le ciel anthracite. Un soir, on est invité dans une yourte pour le thé, gâteaux secs et lait de jument fermenté, au goût un peu acide mais assez bon et frais. La famille élève 50 chevaux, un grand troupeau de moutons et de chèvres. On quitte la région en descendant une longue vallée encaissée, où l’on tombe sur une mise à mort de trois énormes yaks. J’ai un peu l’impression de visionner un Tarantino : pulsé par le cœur qui s’éteint lentement, le sang gicle en deux longs jets sur l’herbe verte. Comme pour les moutons en Iran, les gestes des hommes sont précis et la bête ne semble pas souffrir. En quelques secondes, le yak passe d’une magnifique bête aux poils noirs à un morceau de viande gigantesque.
Pendant deux jours, on suit la rive sud du lac Yssyk Kul, le « lac chaud », appelé comme ça puisqu’il ne gèle jamais. C’est mon premier bain, mon premier vrai lavage intégral depuis une semaine, les moustiques en profitent, les salauds, pour attaquer dès la sortie de l’eau. Mais la baignade vaut le coup, on est entourés de montagnes enneigées au sud et on aperçoit les sommets sur la rive nord, à quelques dizaines de kilomètres de distance. Il faut dire que le lac est énorme : 6236 km2.
Le lac Yssyk Kôl
C’est grand, 6236 km2 ! C’est 11 fois le lac Léman (581 km2), 140 fois le lac du Bourget (44,5 km2), 222 fois le lac d’Annecy (28 km2). Bon. C’est aussi 27 000 fois plus petit que l’océan Pacifique (166 000 000 km2) alors on se calme tout de suite et on relativise.
Arrivés à Karakol, on prend un jour de repos avant de repartir vers le Kazakhstan. L’occasion de faire tourner une machine à laver le linge très sale, de visiter le marché aux bestiaux, de se faire un resto qui change des non-moins délicieux plats qu’on se concocte tous les soirs… Ensuite, je dois me rendre à Almaty pour faire deux visas, le mongol et le russe, acheter deux chaînes pour mon vélo, un outil multifonction qu’on m’a fauché. Puis c’est la traversée de la Chine et de la Mongolie ! Rapido, avant les frimas de l’automne !
L’entrée en Chine !
Après avoir quitté Nicolas et Brigitte, j’ai passé 6 jours de pause forcée dans la superbe ville d’Almaty, ancienne capitale du Kazakhstan, aujourd’hui gros centre économique et culturel de l’ancien satellite de l’union soviétique. J’avais deux visas à faire, celui de Mongolie, obtenu en 7 minutes, et celui pour la Russie, bouclé en 4 jours. Après 6 jours de repos, on a toujours cette envie pressante de reprendre la route, de poursuivre le mouvement, de ne pas s’enliser dans la vie « facile », avec douches, bières et communication en anglais à volonté. Un bus m’a ramené près de la frontière chinoise. L’excitation était palpable, je n’avais jamais mis les pieds dans ce pays mal connu, tellement mystérieux. Le matin, j’ai rencontré James, un anglais avec un accent à couper au couteau, on était comme deux gamins quand on a aperçu la forêt de tours qui barrait l’horizon.
La Chine n’a pas failli à sa réputation : on franchi des centaines de kilomètres de steppes kazakhes, souvent sur du mauvais asphalte et, d’un seul coup, on se retrouve sur un bitume impeccable, avec des pistes cyclables, entouré de hautes constructions, certaines encore en chantier. D’un seul coup aussi, on ne lit plus rien sur les panneaux. J’avais déjà du mal avec le cyrillique, alors les signes chinois… James prend la route du nord pour Urumqi, je prends celle du sud, plus panoramique paraît-il… (On verra qu’elle comporte d’autres désagréments…) Je rencontre trois suisses de Zurich une demi-heure après, on décide de rouler ensemble jusqu’à Yining, la prochaine grande ville. Ils m’entraînent à un train d’enfer, plus de 25 km/h de moyenne, jusqu’à l’auberge de jeunesse du centre-ville.
J’avais mal lu la carte. Je pensais que Yining était un village, une ville au maximum. La ville fait plus de 15 kilomètres de large, compte entre 1 et 3 millions d’habitants selon les chiffres… C’est la grande vie ! On prend un taxi pour aller à un resto situé à 10 bornes, dans la vieille ville, on roule fenêtres ouvertes, on se tord le cou pour apercevoir le haut des immeubles, on se croit un peu à NYC. Ça change du calme des hauts plateaux du Kirghizstan, des yourtes, des troupeaux de chevaux ! Pendant quelques heures, je n’arrive pas à trouver ce qui change des 5 derniers mois de voyage. J’ai trouvé lorsque la nuit est tombée. Avec de l’asphalte partout, la poussière a disparu des rues. Lorsque le soleil se couche et que la ville s’allume, tout brille, tout est clinquant, les bus, les voitures, les bâtiments, chaque objet semble produire sa propre lumière…
Une journée avec la police chinoise
Sur la grande route de Yining, les postes de police étaient nombreux mais on ne s’intéressait pas à nous. On nous faisait des grands signes pour passer et poursuivre notre route. Ça n’a pas duré. Dés notre troisième jour, on a découvert les lois du pays, la police chinoise et sa volonté de nous garder « en sécurité », bien malgré nous. Un soir, on a dormi en camping sauvage. Il s’avère que c’est complètement interdit en Chine. La police nous a arrêté et nous a gardé pendant trois heures, nous posant 15 fois les mêmes questions, nos dates d’entrée dans le pays, notre destination finale et surtout, notre lieu de camping. Je me suis fait embarquer dans une voiture pour leur montrer l’endroit de notre campement. Sur place, ils ont pris des photos des empreintes de nos tentes, des pneus de nos vélos dans la poussière…
Après nous avoir certifié qu’ils nous interdisaient de camper pour ne pas être dévorés par les loups et la faune sauvage, on nous a finalement laissé partir avec un avertissement, avec une autorisation de circuler jusqu’au prochain poste de police où nous devions passer la nuit. Là-bas, personne n’était au courant de notre arrivée, on s’est fait embarquer une fois de plus, nous et nos vélos, dans un pick-up pour rejoindre la prochaine petite ville. On était tous les 4 comprimés sur la banquette arrière, à foncer à travers la campagne, gyrophare allumé tandis que le soleil se couchait.
Au poste de police d’Ulastay, on a été surpris de passer la soirée au restaurant avec deux officiers très sympas, à descendre des bières avant d’être accompagnés au petit hôtel en face. On commence à coûter cher au gouvernement chinois, la police paye tout pour nous…
Tout les policiers sont très respectueux et aimables, ils font juste un peu trop bien leur job…
9 septembre. Les montagnes russes chinoises.
Voyager dans la province du Xinjiang, c’est comme prendre place à bord de montagnes russes. On frôle des sommets de plénitude avant d’être embarqué par la police la minute d’après, on traverse des montagnes sous la grêle glaciale pour se retrouver le lendemain en plein désert brûlant. Je ne sais plus du tout à quoi m’attendre quand je me lève le matin. D’ailleurs les hébergements sont si variés qu’il faut un moment pour me souvenir où je me trouve. Une yourte en montagne ? Une chambre au 21ème étage d’un hôtel cinq étoiles ? Une tente illégalement plantée dans le désert ?
Avec les trois suisses, Nicolas, Manu et Sebastian, nous sommes passés par les montagnes avant d’être interdit de passage pour le col final en direction Urumqi, plein nord. La police était catégorique : « Interdit aux étrangers », paraît-il… On a donc été rapatriés vers le sud, dans la grande ville de Korla. C’est là que j’ai passé ma nuit dans un hôtel 5 étoiles. Ça a du être marrant de nous voir nous jeter sur le petit déjeuner à volonté, le lendemain matin… Peut-être qu’ils ont fait faillite, depuis.
Entretemps, on avait eu le temps de vivre en altitude pendant quelques jours, d’essuyer quelques orages et de goûter aux fraîches nuits sous tente ou sous le feutre des yourtes.
Korla est construite en bordure d’un immense désert dont le nom claque comme les drapeaux de prière des cols chinois : le désert du Taklamakan, surnommé la « Mer de la Mort ». Tellement grand qu’on le voit de l’espace. Le genre d’endroit où tu n’as pas envie d’oublier ta bouteille d’eau…
Je suis donc parti loin de cette zone mortelle, au nord-est, en direction de Turpan et d’Urumqi. Un détour de 400 kilomètres qui contourne l’extrémité orientale des montagnes du Tian Shan, que je parcoure depuis trois semaines maintenant. Là se trouve le grand lac Bositeng, surnommé la « Mer de l’Ouest » par les Chinois. C’est déjà mieux que la « Mer de la Mort ». Le Bositeng est le plus grand lac d’eau douce de Chine et classé en parc national depuis 2004. La route du sud, très désertique et panoramique, est coincée entre de hautes dunes de sables et l’écosystème luxuriant du lac : aigrettes, hérons, mouettes, cormorans, chevaux comme en Camargue, mer de lotus et de roseaux. Une journée de plus de 150 bornes, pas le choix, il n’y a nulle part où cacher une tente. D’ailleurs les flics m’ont trouvé en fin de journée, je suis dans un hôtel d’une petite ville… Les montagnes russes, ce n’est pas près d’être fini mais c’est tellement grisant !
19 septembre. Turpan, la pause avant la traversée du désert et l’entrée en Mongolie
Il fallait bien que ça arrive un jour. C’est aujourd’hui… J’ai des kilos en trop et je suis en pleine dépression.
Je veux dire, je porte 10 litres de flotte pour survivre en plein désert et je roule à une altitude négative, -50 mètres au-dessous du niveau de la mer. Après avoir parcouru les montagnes Tian Shan sur des centaines de kilomètres, à travers trois pays, le Kirghizstan, la Kazakhstan et la Chine, les Montagnes Célestes s’écroulent d’un seul coup et, épuisées, disparaissent dans une plaine dont le point le plus bas est -159 mètres. Le deuxième endroit le plus bas du globe, après la Mer Morte. La dépression de Turpan est aussi l’endroit le plus chaud de Chine. En plein été, les températures avoisinent les 45°C à la mi-journée. En septembre, c’est plus supportable, mais j’évite quand même de sortir me balader avant 17 heures, l’heure magique, celle de la lumière rasante qui souligne les moindres détails, fait briller l’asphalte des larges avenues, transperce la fumée qui monte des longs barbecues posés devant les restaurants et inonde les rangées de vignes plantées dès la sortie de la ville. Je passe deux jours dans le quartier sud-est, où vivent une majorité de Ouïghours, une des nombreuses minorités ethniques de Chine. Les maisons sont construites de façon à échapper au soleil, au fond de longues cours couvertes de vignes où sèchent des tonnes de raisins.
Au nord de Turpan se dresse une double muraille, composée des Flaming Mountains et, juste derrière, des derniers contreforts des Tian Shan. Je dois les contourner pour accéder au grand désert au bout duquel se trouve le poste frontière de Tarkshken, porte d’entrée de la Mongolie. 480 kilomètres plein Nord, avalées en 4 jours. Du vent, du sable, des grandes étendues, des nuits sous tente avec un silence rare et la voie lactée comme si un peintre avait secoué son pinceau. 4 jours un peu irréels, sans rien à « voir » ni à visiter, juste à rouler, rouler et encore rouler. La course du soleil qui me contourne patiemment dans le dos, de droite à gauche. Des camions, parfois quelques voitures, des troupeaux de chameaux. Une nuit passée dans la guérite du garde d’une station essence. Mes vêtements qui se transforment en tas de sel. Une rivière, un soir, où c’est le grand bain et la lessive complète.
Et puis, un matin, au bout d’une grande ligne droite montante, un panneau : Border Check. Quelques tampons sur le passeport, un signe d’au-revoir de la douanière.
Le 19 septembre, 7 mois jour pour jour après mon départ de la place Mazagran à Lyon, je suis en Mongolie !
Kommentare