Départ vers Oulan Bator à vélo Samedi 19 février 2016
Franchissement des Alpes, jeudi 25 février 2016
Depuis quelques jours, la route remonte les rivières : la Drôme, la Durance, l’Ubaye. Au départ, la Drôme des collines offre un visage plutôt lisse, quoiqu’un peu monotone avec ce temps couvert, ce mois de février et la période hors-saison. Il y a toujours un côté un peu déprimant à traverser des régions à haute fréquentation touristique estivale. Les rideaux de fer ne donnent pas franchement la pêche… Mais plus je m’enfonce dans les vallées alpines, plus les cimes s’élèvent et le paysage devient brutal et sauvage. Dans la vallée de l’Ubaye, les falaises de schiste, taillées par les glaciers des temps passés, dégringolent jusque dans le lit bleuté de la rivière. La route se fraie un passage sur ses rives, passant de l’une à l’autre chaque fois qu’un obstacle est trop difficile à éviter.
Dans les hautes vallées de l’Ubaye, je passe la nuit chez les parents de mon ami Pittolut, qui ont une maison de vacances sur les hauteurs de Jausiers, dernier gros village avant la montée au Col de Larche. On passe la soirée à déplier les vieilles cartes de la Yougoslavie et de la Turquie, datant des années 1990 et à imaginer mon itinéraire dans les semaines qui viennent. Tout le monde s’y met, les parents de Pittolut, son oncle et sa tante. Christine me met en garde contre les « sauvages » de l’Est de la Turquie et les coupe-gorges éventuels… C’est noté !
Le lendemain, c’est la montée au col. Je savais qu’il était fermé aux vélos pour cause de risques d’éboulement mais en partant vers 9h du matin, le trafic est très limité et il y a peu de chance que je croise les autorités. La gendarmerie me double dans la montée sans même freiner à ma hauteur. Ça passe ! J’imaginais un col ardu, plein de montées casse-pattes, en fait c’est ce que j’appelle un « col à camion », jamais plus de 5% de pente, joliment tracé. On prend son rythme dès le départ, et on le garde jusqu’en haut, à 1991 mètres d’altitude. J’imaginais aussi des camions par dizaines, me frôlant et me poussant dans les précipices. Encore une fausse idée : je croise une dizaine de camions dans le sens inverse et un seul camion me dépasse, à quelques mètres du col. Les quelques conducteurs m’encouragent, me font des pouces en l’air, klaxonnent. C’est le Tour de France en version solitaire. Au col, la neige est partout sur les pentes environnantes, les sommets culminent à plus de 3000 mètres. Soleil ! Derrière, c’est l’Italie ! Et 1100 mètres de dénivelé négatif…
Sara, jeudi 25 février 2016
Sara est gardienne de refuge. Elle habite un petit appartement au-dessus de la route principale du petit village d’Aisone, dans la vallée italienne de la Stura, un des nombreux affluents du Pô. Son refuge, le Paraloup, qu’elle tient avec deux autres amies depuis 3 ans, se situe à 20 kilomètres en aval, en balcon au-dessus de la vallée. Elle ne fait pas de vélo, mais elle marche. Beaucoup. Dans sa petite cuisine-salle à manger-salon, ses photos de randonnée couvrent une partie des murs. En octobre dernier, elle a marché la partie espagnole du Chemin de Compostelle, en solo, et prépare un trek au Portugal à la fin de l’année. Elle est déjà allée à Assise à pied, en partant d’ici. Nous descendons en voiture jusqu’à Borgo San Dalmazzo faire les courses pour le soir et nous arrêtons à l’office de tourisme, où l’on trouve un super itinéraire pour demain : prendre l’ancienne route militaire sur la rive opposée de la Stura, descendre jusqu’à Cuneo, prendre la piste qui longe la rivière, puis rejoindre les hauteurs du terroir viticole du Langhe, une région classée à l’Unesco. Le soir, grissini et huile d’olive, pâtes au parmesan finement râpé, bières Moretti, espresso. On
est bien en Italie !
Fulvio, vendredi 26 février 2016
Sur le réseau Warmshowers, le site communautaire d’hospitalité pour cyclorandonneurs, j’ai trouvé l’adresse de Fulvio. Il habite Verduno, un tout petit village perché au-dessus des vignes escarpées et du village d’Alba, à une centaine de kilomètres de Aisone. J’avais remarqué qu’on avait une amie commune sur Facebook : Astà Magnusdottir, islandaise, gardienne de refuge comme Sara, chez qui j’avais passé deux nuits, une dans son refuge d’Afangi et l’autre à Reykjavik l’été dernier. Lorsque j’arrive chez lui, des photos en noir et blanc d’Islande décorent les murs. On tient peut-être quelque chose... Le soir, autour d’une bonne bouteille de Nebbiolo d’Alba 2014 et d’un solide plat de pâtes, on découvre qu’on a pris la même piste, la F35 qui traverse l’Islande, qu’on a dormi dans le refuge d’Astà à un ou deux jours d’intervalle, qu’on a rencontré les deux mêmes italiens, Roberto et Alberto avec qui j’ai roulé vers le nord en descendant du refuge. Pour finalement réaliser que l’on s’était déjà vu, ce même matin du 16 août 2015, avec les italiens, et qu’il avait même pris une photo de notre groupe. On a donc envoyé un mail à Astà, Roberto et Alberto. Eux-mêmes avaient du mal à croire à cette histoire… Voici la photo prise par Fulvio :
La route vers Venise
Trois jours de repos forcé, après seulement une semaine de vélo, c’est long, même en bonne compagnie. Le jour où le ciel me laisse partir, j’ai les jambes de Lance Armstrong, les seringues d’EPO en moins. J’avale les kilomètres, poussé par un vent favorable, et fonce à travers la plaine du Pô, lacérée de centaines de canaux qui alimentent en eau les terres agricoles, encore au repos avant l’arrivée imminente du printemps. Entre Roreto et Alexandrie, la route est encore relativement agréable, évoluant dans les reliefs au nord de la chaîne des Apennins. Mais passée la ville de Lomello, la plaine devient morne, plate, inintéressante et même parfois industrielle. Je le savais, on m’avait prévenu, mais quand même. Quand c’est chiant, c’est chiant ! D’ailleurs, je ne suis pas le seul à trouver la plaine profondément mortifère. Les dizaines de ragondins écrasés au bord de la route SP234, qui sont parfois de pâles copies de steaks tartare mais le plus souvent aussi plats qu’une poêle à crêpe, ne sont pas des accidentés de la route. Ils ont juste trouvé le temps long, à vivre bêtement dans le fossé d’eau longeant la route rectiligne. Un jour, lassés de cette vie sinistre, sans autre horizon qu’une platitude parsemée de quelques arbres, ils ont décidé d’aller faire un tour sur l’asphalte et d’en finir une bonne fois pour toute. C’est en tout cas la théorie que j’ai élaboré pendant les 100 kilomètres qui m’emmènent à Cremona.
Heureusement, les quelques villes traversées valent le coup et je les vis comme des oasis au milieu du désert. Cremona, Sabbioneta, Mantova… La finesse architecturale des églises et des palais contraste fortement avec les paysages environnants.
Le surf à vélo
Lorsque la possibilité de prendre des routes secondaires ne se présente pas, je suis forcé d’emprunter les grands axes. Entre Roverchiara et Venise, j’ai mis au point une technique infaillible qui fait gagner quelques kilomètres par heure sur quelques centaines de mètres. Je repère les 38 tonnes dans le rétroviseur et dès qu’ils arrivent à ma hauteur, j’accélère un peu pour prendre l’aspiration. Comme les vagues atlantiques, ils arrivent par séries de trois, en général. Je me cramponne au guidon et c’est parti, je gagne 3 km/h par camion, passant parfois de 20 à 30 km/h. Je surfe ! Jusqu’au moment où je calcule le temps qu’il faudrait à mon phare arrière pour s’incruster dans celui de devant si l’un de ces monstres de la route venait à me percuter. On se sent petit, d’un coup. Je m’arrête prendre un cappuccino.
Escale à Venise
Impossible de passer à côté de Venise sans s’y arrêter. Puisque les vélos y sont interdits et que le prix de la nuit y est dix fois supérieur à celui de la terre ferme, je me prends un petit hôtel backpackers à 19€ la nuit à Mestre, de l’autre côté de la Via della Libertà menant à la cité bâtie sur l’eau. Et pendant 24 heures, je déambule, j’enjambe les ponts et longe les canaux, je me perds dans ce dédale formidable. J’y rencontre Éric et sa compagne Élise, avec qui on s’était donné rendez-vous à ma soirée de départ de Lyon. Autour d’un, deux, trois Spritz, la boisson locale fétiche des vénitiens, on se raconte nos aventures - ils devaient venir en avion, la compagnie leur ayant refusé l’accès faute de passeport valide pour Éric, ils sont venus en voiture- avant de se faire indiquer une super pizzeria où nous passons le reste de la soirée. Le lendemain, je retrouve Giulia, une amie qui travaillait avec moi au Petit Futé à Paris, il y a 10 ans. On ne s’était jamais revu depuis. Elle est vénitienne, comme son père et son grand-père. Elle est revenue y habiter après avoir quitté Paris. On parcourt son Venise, les petits cafés établis depuis des générations où les clients sont tous vénitiens et les campos dissimulés derrière des venelles désertes.
Hier, Giulia a reçu la fameuse alerte SMS, envoyée par les services de la mairie en cas de montée des eaux. Aujourd’hui, samedi 5 mars à 21 heures, la marée haute atteindra 125 centimètres et la place San Marco sera noyée sous 15 centimètres d’eau. Les pontons temporaires sont en train d’être mis en place pour permettre de circuler dans les rues les plus basses. Je serai déjà à Trévise, à 30 kilomètres au nord, en train de préparer des pizzas chez Vania et ses amis.
Ruggero
À mi-chemin entre Venise et Trieste, La Salute de Livenza est un point de passage obligé pour de nombreux cyclobaroudeurs. La ville ressemble à une boomtown du far-west américain : une rue rectiligne flanquée de commerces et d’habitations. C’est ici que vit Ruggero. Un personnage atypique. Il vit seul dans une moitié de maison, qu’il partage avec son ancienne femme. Après la séparation, la maison est coupée en deux. Littéralement. Sauf qu’elle a un étage et que le seul escalier se trouve dans l’autre moitié. Résultat, Ruggero a installé une sorte d’escalier en contre-plaqué, en ayant percé la dalle d’un petit balcon. Pour monter dans la chambre, il faut donc ouvrir la baie vitrée et se contorsionner, faire attention à ne pas déraper… C’est une aventure en soi. La cuisine est aussi de l’autre côté, donc Ruggero a installé une kitchenette façon étudiant dans la grande salle de bain, un frigo et une petite table dans la chambre à coucher. Génial.
La passion de Ruggero, en plus de bidouiller des vélos à partir de vieux cadres, ce sont les Ultra Léger, les ULM. Il est pilote depuis des années et emmène son engin volant sur les côtes de Croatie et parfois de l’autre côté de la Méditerranée, selon la saison. Il a un dicton, venu des États-Unis : « Il y a trois façons de dépenser son argent : la plus agréable, c’est avec les femmes. La plus rapide, c’est au casino. Mais la plus certaine, c’est en faisant de l’avion. » Pendant toute la soirée, ce personnage tout droit sorti d’une bande-dessinée me raconte ses aventures aériennes, en buvant des verres de bon vin et en écoutant l’album « Atom Heart Mother » des Pink Floyd. Cet homme a du goût !
Trieste, enfin !
Après plusieurs centaines de kilomètres de plat, voici la première côte, oui, la route monte, c’est incroyable ! Après la plaine du Pô, j’avais oublié qu’on pouvait voir les choses de plus haut que mon seul vélo ou les ponts jetés au-dessus des autoroutes. Aux confins de l’Italie, après Monfalcone, la route quitte la plaine pour s’élever au-dessus de la Méditerranée. Quelle vue ! Quel bonheur ! Dans un ciel orageux, je parcours la route côtière qui me sépare de Trieste. Quelques heures plus tard, je me trouve chez Francesco et Giulia, deux italiens francophones. Joie ! Dans leur petit appartement à deux pas de la superbe place de l’Unité Italienne, je profite enfin d’un repos mérité, après une route digne de ce nom, avec des côtes, des descentes, une vraie route quoi ! Je pense en avoir terminé avec la plaine pour un moment et ça, c’est une bonne nouvelle.
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