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  • Photo du rédacteurPierre Gouyou Beauchamps

Récit de l'Atlas Mountain Race 2020

Dernière mise à jour : 14 avr. 2023

J-1, à Marrakech


Dans la grande salle de réunion de l’hôtel Mogador, à 3 kilomètres au sud de la médina de Marrakech, c’est l’effervescence. Effervescence en mode bikepackers : tout le monde est cool, courtois, détendu, mais on s’affaire quand même dans tous les sens. C’est l’heure de l’enregistrement des coureurs. Nelson Trees, l’organisateur de la course, aidé de bénévoles mais aussi de son père, sa mère et sa compagne, récupèrent les justificatifs d’assurance et distribuent les dispositifs SPOT qui donneront notre position en temps réel au cours des prochains jours de course. Chacun se coiffe fièrement de sa casquette Atlas Mountain Race, qui porte son propre numéro. Moi, c’est le 114.

La foule de riders est majoritairement masculine, avec une forte concentration de tatouages au mètre carré. 7 femmes se sont inscrites, l’américaine Jenny Tough, l’allemande Andrea Seiermann, la néerlandaise Quinda Verheul…


A l’extérieur, sur le grand parking, on dirait le salon du bikepacking. Des vélos partout, du gravel aux pneus de 40 au VTT tout suspendu, en passant par les monstercross et un –presque- fat bike. Les sacoches Apidura, Vaude, Restrap, Ortlieb, Revelate Design, Decathlon, Blackburn Design sont strappés aux cadres, aux tubes de selle, aux cintres droit ou dropbar et aux fourches. On passe nos vélos à l’inspection. Eclairage, casque et autres éléments de sécurité sont obligatoires.


Pour moi, c’est une première. Jamais je ne me suis aligné sur la ligne de départ d’une course à vélo, en autonomie et sur plus de 1100 kilomètres à travers des montagnes au climat désertique. Mais j’ai une affection particulière pour le Maroc, où je suis déjà venu 5 ou 6 fois pour des reportages ou des voyages à vélo, notamment la traversée nord-sud du pays avec mon père en 2017. Ce n’est pas non plus mon premier voyage à vélo de longue distance. J’ai roulé entre Lyon et Oulan Bator, une fois.

Là, ça n’a rien à voir.

Voilà le plan : 188 coureurs inscrits sur la ligne de départ d’une course de 1145 kilomètres reliant Marrakech à l’océan Atlantique en passant par la chaîne de l’Atlas et de l’Anti-Atlas. 3 checkpoints et une ligne d’arrivée à relier : CP1 à Telouet au kilomètres 123, CP2 à Aguinane au kilomètre 662, CP3 à Aït Mansour au kilomètre 937 et l’arrivée à Sidi Rabat au kilomètre 1145, sur l’océan.

Une trace GPS unique à suivre, une feuille de route indiquant les points de ravitaillement, avec parfois des sections de 100 kilomètres de no man’s land. Le tout pimenté de quelques règles simples : interdiction pour les inscrits en catégorie solo de se suivre plus de quelques heures, interdiction de prendre la roue d’un autre rider (no drafting), interdiction de s’entraider, puisque c’est une course en autonomie complète. On peut juste se ravitailler dans les commerces marocains, en toute indépendance. On dort où et quand on veut.

Côté vélo, je teste un prototype de Décathlon, le Riverside 920, que j’ai équipé de pneus Vittoria de 29 pouces et 2,25 de section montés en tubeless. Attention, spoiler : ultra fiable et rassurant, il me portera jusqu’au bout.

Jour 1 Le départ et les premières ascensions

166 km / 4220 + / 12h30 de vélo

Samedi 15 février 2020, 8h du matin : effervescence encore. Décidément, l’Atlas Mountain Race fait des bulles. Dans une heure, c’est le départ des 188 participants. L’ambiance est à la fois joyeuse et concentrée. On remplit les dernières bouteilles d’eau, on grignote un fruit, on regarde si tout est en place sur le vélo, si rien ne bouge. Selfies et photos de groupe. Je discute avec Yann Gobert, un parisien « directeur artistique, enfin graphiste, quoi » avec qui je roulerai souvent tout au long de l’aventure. Il y a aussi Patrick Lamarre de Montpellier, Stéphane Ouaja, Thèo Daniel. Et Sofiane Sehili, en forme apparemment. « Je me sens bien, j’ai les jambes et je prévois de ne pas dormir. Je prends tous les risques » Ce sera la dernière fois que je le verrai avant la fin de la course. Spoiler alert, encore : Sofiane gagnera la première édition de l’Atlas Mountain Race en moins de 4 jours et en dormant un peu plus de 2 heures. Pendant que je serai en train de vivre un enfer, de nuit, sur la piste coloniale de Tagmout, je recevrai un SMS de Sofiane : « Je ramène la coupe à la maison, les gars ! » Ah elle était belle, la team des Frenchies !


3,2,1, Nelson Trees, l’organisateur de la course, donne le départ. Go et que le meilleur gagne, inch’allah.

Pendant 7 kilomètres, nous sommes encadrés par la police de Marrakech. Ca roule vite et en peloton en sortant des faubourgs sud de la ville. Je crois qu’on tourne autour des 27 km/h de moyenne pendant la première heure, du moins parmi le groupe avec lequel je suis embarqué. Oui, on va se calmer rapidement par la suite.

Un virage sur la droite et ciao l’asphalte. On aborde les premières pistes marocaines. Roulantes et pentues, elles grimpent à l’assaut des premiers contreforts des hautes montagnes de l’Atlas en traversant des petits villages, en se frayant un chemin à travers les troupeaux de chèvres, parfois. Les groupes constitués explosent, se fragmentent et s’étirent le long de la trace. Le pourcentage des pentes s’accroit encore après un premier col franchi à 1700 mètres, forçant chacun à rentrer dans sa course, empêchant les discussions qui ont nourri les trente premiers kilomètres de course.


Côté météo, le soleil est caché derrière un voile nuageux, ce qui ternit les couleurs mais nous préserve de la chaleur lors de la longue montée qui doit nous mener au point culminant des 1145 kilomètres de course : le col de Telouet, 2550 mètres d’altitude, ancien passage emprunté par les caravanes avant la construction de la large route Ouarzazate – Marrakech qui passe aujourd’hui par le col de Tichka. On voit les montagnes enneigées dès le départ de la course. Elles paraissent terriblement loin… une véritable barrière.

Une piste de terre rouge grimpe en switchbacks en direction du col de Telouet. J’atteins le col vers 18h20 en compagnie de quelques autres riders. Derrière nous, en contrebas, on aperçoit d’autres cyclistes arqueboutés sur leur guidons, dans la pente qui avoisine les 13%. Contrairement à ce que j’imaginais, il ne reste que quelques bancs de neige à cette altitude. On est loin de la rando hivernale que j’avais anticipée. De l’autre côté du col, la piste disparaît et c’est par un chemin de mule que l’on doit redescendre vers le CP1 de Telouet. Tout le monde pousse son vélo entre les grosses roches et les buissons d’épineux alors que la nuit descend rapidement. Un rider me double en criant des Yeehaa !, debout sur son vélo, à fond dans le pierrier. Le gars a dû confondre l’Atlas MR avec une sortie du dimanche proche de son domicile. Je le retrouverai quelques minutes plus tard au CP1, l’axe de la roue fendu, ce qui marquera pour lui la fin de la course.

On s’en rendra vite compte. L’Atlas Mountain Race, dessinée par Nelson Trees, aux manettes de la Silk Road Mountain Race au Kirghyzstan, demande autant d’endurance aux organismes, au mental des coureurs qu’au matériel. Il faut s’assurer que les trois fonctionnent en symbiose totale pour espérer avancer de manière à peu près continue.

Je débarque au CP1, l’auberge de Telouet, à la nuit tombante. Je connaissais l’endroit pour l’avoir visité en décembre dernier avec ma compagne. Je retrouve Ahmed, gérant de l’auberge de Telouet et Ali, qui travaille ici comme guide. Les bénévoles nous encouragent à l’arrivée, valident d’un coup de tampon notre passeport AMR. On est encore tous bien frais. Il est temps de manger et de repartir dans la nuit. Je partage un tajine avec la French Brigade, Patrick Lamarre et Yann Gobert, avant de repartir à la lueur de la frontale dans la nuit noire.









Avant le départ, je m’étais fixé trois objectifs de temps pour parcourir les 1145 km. J’avais une version « normale » de 6 jours où j’arrivais le vendredi 21 février, 24 heures avant la soirée des Finishers qui vient clôturer la semaine de randonnée, une version plus optimiste tablait sur 5 jours avec arrivée le jeudi et la dernière, plus dilettante, ou plus réaliste peut-être, prévoyait l’arrivée pour 19h samedi, au début de la Finishers party. Respectivement, les kilométrages moyens quotidiens à respecter étaient de 163 km par jour, 190 km/jour ou 142 km/jour. De toute façon, il faut que j’arrive à l’Auberge La Dune, l’arrivée sur l’océan Atlantique, avant le CutOff final fixé à minuit le samedi 22 février, soit 7 jours et 13 heures après le départ de Marrakech.

Pendant une dizaine de kilomètres, j’ai l’impression de flotter sur ce ruban noir d’asphalte en pente douce descendante. Les concurrents sont désormais bien étirés le long de la trace, je ne distingue pas de lumières, ni devant, ni derrière. Dès que je quitte l’asphalte, je rejoins pourtant Patrick Lamarre, avec qui nous roulons quelques dizaines de kilomètres. On échange peu de mots, mais on se tient la roue. La piste suit d’abord de minces et profonds canaux d’irrigation sur d’étroits singletracks joueurs avant de grimper en quelques lacets serrés sur une sorte de plateau. La nuit est d’un noir d’encre, on ressent le terrain plus qu’on ne le voit. Toute la semaine, la lune se lèvera de plus en plus tard, vers 4 heures du matin, et de plus en plus fine. Elle ne nous sera d’aucune aide pour lire le territoire nocturne.

La piste sur le haut plateau est très accidentée, on roule parfois sur des strates de pierre, j’ai l’impression de grimper sur des étagères, avec de véritables marches de plus de 15 centimètres de hauteur.

Vers minuit et demi, alors que la piste remonte un oued asséché, je pose mon bivy sur le sol sableux, au pied d’une roche, et tente de dormir un peu. Patrick est parti devant. Mais je me suis mal installé, j’ai froid, mon cœur tape de l’excitation de ce premier jour. Tout tourne dans la tête. Je ne dors qu’une poignée d’heures avant de replier le camp et de repartir sous un mince quartier de lune, vers 4h30.



Jour 2 / Descente de l’Atlas et traversée des 100 kilomètres sans ravito

194 km / 3700+ / 15 heures de vélo

Chaque matin, ce sera la même chose. Je pars à la lumière de la frontale, boosté par l’énergie du jour à venir. Mais lorsqu’on part à 4h30, la nuit nous accompagne encore pendant 3 heures. Et puisque j’ai déjà roulé 3 ou 4 heures en pleine nuit la veille, j’ai cette vague impression que plus jamais il ne fera jour. Et surtout, j’ai le sentiment que je roule sur un terrain vague. La poussière et les roches recouvrent tout. J’ai beau savoir que le paysage est fait de canyons, de roches stratifiées multicolores, d’oasis verdoyantes, de petits villages en terre, de lits de rivières, tout ce que je vois dans le mince faisceau de la torche, c’est du caillou. Et de la poussière. Parfois quelques lézards qui détalent et le reflet arc-en-ciel des carapaces des petites araignées noires. Je suis même capable de deviner la présence, loin devant moi, d’autres coureurs, par les nuages de poussières en suspension.



Vers 7 heures, une lueur perce à l’est. En moins d’une demi-heure, le soleil sous l’horizon amène trois vagues de lumière. La première embrase les roches comme si quelqu’un avait allumé une gigantesque ampoule sous la terre. Comme la lampe du globe terrestre dans ma chambre d'enfant. Une lumière diffuse, puissante et mystérieuse. La deuxième est plus terne, la roche redevient grise, avant l’arrivée des premiers rayons solaires sur les sommets. Là, en quelques minutes, tout s’éclaire, la vie revient, la vue s’ouvre, le regard porte sur autre chose que ce mince pinceau de lumière artificielle. L’énergie est boostée. On se rend compte qu’on évolue toujours dans des paysages contrastés et terriblement beaux. Le terrain vague est franchi.

Ce matin du deuxième jour, je poursuis la longue descente en pente douce des sommets de l’Atlas jusqu’au village d’Imassine, qui marque le début d’une section sans ravitaillement de 100 kilomètres à travers les montagnes du Saghro, la région la plus aride des montagnes de l’Anti-Atlas. Sur le papier, jusqu’à Imassine, je n’ai qu’à descendre, ça devrait aller vite. Sauf que la piste traverse des oueds asséchés. En perpendiculaire. Au moins une dizaine. Comme des mini canyons. On doit descendre au fond de l’oued en portant le vélo, traverser sur des pierres meubles et escalader l’autre rive. Ça pompe l’énergie. Le côté positif, c’est que je suis prêt pour le petit déjeuner –œufs au plat, pain et huile d’olive- dans le petit village de Toudounte et au déjeuner –tajine de mouton et litres d’eau- à Imassine, dans un resto routier le long de l’axe principal Ouarzazate – Gorges du Dadès. En une demi-heure, seules quelques voitures passeront. Ambiance Badgad Café, paumé au milieu de cette large vallée du Dadès qui marque la frontière entre Atlas et Anti-Atlas.


Le soleil s’est mis à taper. Violemment. Il restera aussi ardent tous les jours jusqu’à l’arrivée à l’océan. Une section de quelques kilomètres d’asphalte amène à la station essence Winxo, dernier point de ravito avant les 100 kilomètres de désert. J’y croise la joyeuse équipe de la voiture média, avec l’italien barbu Stefano qui récolte les témoignages pour son excellent podcast de l’AMR.

Le vélo est chargé de 5 litres d’eau et d’une poignée de gâteaux sucrés. Un dernier café au lait au comptoir de la station et je sors sous le soleil qui cogne.


Après avoir franchi la rivière Dadès en tongues, en poussant le vélo dans l’eau froide, l’après-midi est passée à grimper lentement jusqu’à un haut plateau, en plein cagnard, par de superbes pistes gravel. Pas une ombre où s’abriter. Il faut juste rouler. Lorsque la trace rebondit au fond d’un canyon, je me surprends à jouer un peu trop avec le terrain dans la descente. Courbes parfaites, pente pas trop dure, petits sauts au-dessus des cassures de terrain. Certaines sections sont super ludiques mais je suis là pour terminer la course. Je freine plus que je ne le ferais sur un terrain similaire près de Lyon. Je me rends compte que je suis archi concentré, du matin au soir.

Vers 1700 mètres d’altitude, la piste disparaît. Un chemin de randonnée encombré de pierres instables grimpe en zig-zag jusqu’au plateau. Il faut pousser le vélo sur des kilomètres. Au sommet, avec quelques autres riders, on se fait rattraper par la nuit. Au nord, on aperçoit les hautes montagnes de l’Atlas franchie la nuit dernière, qui captent les derniers rayons du soleil. Comme tous les soirs, c’est le moment des photographes, le quart d’heure de gloire des teintes rouges sur les massifs montagneux, l’instant où les vallées s’assombrissent et finissent par disparaître, avalées par l’obscurité. Seules les cimes restent éclairées encore un peu avant de sombrer à leur tour. En quelques minutes, c’est la nuit noire. Je me renferme dans mon monde étroit, éclairé par le pinceau de ma frontale. J’éclaire un instant la piste, les ténèbres se referment derrière moi.

Dans le ciel, les étoiles sont tellement nombreuses qu’elles forment un dôme compact, calé sur la ligne d’horizon.

C’est le moment que je choisis pour crever. De nuit, à 2000 mètres d’altitude. Tout seul. On n’est pas bien, là, sous les étoiles ? Le pneu avant a heurté une pierre et s’est déchiré. Le liquide préventif gicle du pneu comme le sang d’un animal blessé. Heureusement, j’ai regardé des tutoriels vidéos sur Utube pour savoir comment réparer des pneus montés en tubeless. Oui, c’est ma première utilisation. En moins de 4 minutes, la mèche est posée, le pneu regonflé. Merci les tutos. Ce sera ma première et dernière crevaison de l’AMR.

Quelques heures plus tard, en pleine descente technique après la longue traversée des hauts plateaux, je suis rejoins par Yann Gobert, qui deviendra mon compagnon de route par intermittence tout au long des 6 jours d’odyssée. Malgré la fatigue, on décide de pousser jusqu’à Afra, au pied de la montagne, que l’on atteint à minuit et demi, exsangues, après avoir descendu une piste supposée magnifique surplombant un canyon. On n’en aura rien vu. Par contre, on aura bien ressenti les roches et l’état chaotique de la piste défoncée. Et les bancs de sable, de la dernière partie plate, interminable, avant un dernier virage qui nous jette sur le bitume, à quelques encablures d’Afra. Je suis groggy lorsque l’on trouve un petit magasin encore ouvert. On le dévalise consciencieusement. Boîtes de thon, pommes à croquer, biscuits, yaourts, bouteilles d’eau. Je dévore assis à même le sol, à côté de deux ou trois autres riders qui ronflent sur une paillasse. Le mode automatique est enclenché, je n’arrive plus à penser à rien.

Avec Yann, une fois retrouvés nos esprits, on décide quand même de quitter l’endroit, trop éclairé, trop bruyant, pour trouver un spot de bivouac dans le désert, que l’on trouve 2 kilomètres plus loin. On voit quelques riders qui poussent plus loin dans la nuit. Je m’effondre et passe une excellente nuit dans mon bivy.


Jour 3 / Cagnard, solitude et le début de la douleur


142 km / 2140 + / 10 heures de vélo

J’avais un mauvais pressentiment en me couchant hier soir, une vague impression d’avoir poussé mon corps trop loin sur les pistes défoncées. Surtout lors de cette dernière descente de nuit vers Afra, interminable et cassante. Avant même de sortir du duvet, je sais que ça va être difficile de remonter sur le vélo. J’ai le derrière sensible, on va dire.


J’avale un gâteau et une rasade d’eau et on part à la même heure avec Yann, juste avant le lever du soleil. On roule dans une large vallée aux alentours de 1000 mètres d’altitude. Le sol sablonneux porte les traces des riders devant nous et des empreintes de pas de dromadaires, invisibles à cette heure matinale. Le soleil se lève lentement derrière nous, projetant nos ombres démesurées sur la piste. Quelques acacias et tamaris parsèment le paysage. Je me tortille pour trouver une position confortable sur le vélo mais je sais que les prochains jours vont être compliqués. Les anglophones les appellent les « saddle sores ». Moi j’appelle ça avoir des ampoules aux fesses, à force de frottements sur la selle et de tressautements sur la piste. Une fois que tu as ça, la seule chose à faire, pour moi, c’est de s’arrêter 24 heures et d’aérer tout ça. Mais sur l’AMR, je n’ai pas 24 heures à perdre et il faut avancer. Je commence à serrer les dents. Ça va durer des jours. Jusqu’à l’arrivée.

Vers 9 heures, on petit-déjeune dans un minuscule magasin du village d’Afella N’Dra, sur la vallée du Draa. On jette dans un pain rond 4 vaches qui rit, une omelette de 4 œufs et deux boîtes de thon. C’est la fringale du cycliste et un bonheur chaque fois renouvelé de tomber sur un point de ravito.

On ne tarde pas à repartir. Yann reste derrière, je pars seul en direction des fameuses cascades de Tizgui, dont j’attends la découverte depuis la première lecture du Road Book de l’AMR, en novembre dernier. Une petite oasis au fond d’un canyon, où « Omar vous prépara une omelette si vous appelez en avance. » Question omelette, j’ai déjà donné, et puis la halte sera de courte durée. C’est dommage, parce que la cascade en question, qui remplit une petite vasque d’eau, appelle à la détente et la baignade. Omar sert du thé, mais je dois poursuivre. Trop s’arrêter, c’est perdre de précieuses minutes de clarté à la fin de la journée.


J’ai plus la culture du cyclotourisme que du bikepacking. Quand j’allais en Mongolie, je m’arrêtais où bon me semblait, j’avais tout le temps du monde. Là, non.

Je ne décide pas où je passe du temps, puisque du temps, je n’en ai pas. L’heure tourne, tout le temps, en permanence. Tic, tac, tic, tac. Il y a un coté frénétique à mes mouvements, même s’ils sont calmes. Un côté méthodique à ma façon d’enchainer les gestes, une sorte de mouvement perpétuel tout entier orienté vers la ligne d’arrivée. Tout ce que je fais, ce que je dis, ce que je mange, ce que je pense, toute ma personne est rivée sur l’objectif final. Ça rend les choses à la fois extrêmement simples et terriblement importantes. Il faut que j’arrive à l’océan. C’est comme si je n’avais pas le choix, de toute façon.

A partir du moment où j’ai commencé à avoir mal, j’ai su que j’allais encore plus entrer dans ma bulle. Et puis je commence à faire des calculs. Je roule à 13,5 kilomètres par heure. Il faut que je couvre 170 km par jour. Oui mais si les sections de portage et poussage du vélo durent trop longtemps, ça fait chuter la moyenne. 7 jours, c’est raisonnable ? Si j’arrive le soir de la finisher’s party, je serai quand même satisfait ? Pourquoi je roule, au fait ?

Je quitte l’antre d’Omar par une courte mais très raide volée d’escaliers collée à une paroi rocheuse, en balcon au-dessus du canyon. Autant dire que je porte le vélo tout le long. La courte route asphaltée qui suit affiche ses 14% ou 15% sous un soleil brutal. Puis ce sera la première longue montée en asphalte. La RN9, méchamment pentue. En réalité non, j’ai vérifié, elle oscille entre 5 et 7%, mais je dois commencer à être fatigué, parce que je roule à 7 à l’heure tout du long. Je double un gars arrêté sur le côté, tête sur les mains, mains sur le guidon, plié en deux. « Ça va » me dit-il. Tout le monde calcule, on dirait bien.


Après une heure et demi de montée, la route accède à un vaste plateau et redescend de 100 mètres sur le village d’Aït Saoun, la pause attendue du midi. Je rejoins Yann à la terrasse d’un petit resto de bord de route, où l’on partage un tajine de mouton bien gras. D’autres riders se sont arrêtés 100 mètres plus loin, on décide de rester là, on est bien, posés à l’ombre, à descendre des litres d’eau et de Sprite frais et pétillant.

Toilette et huilage du vélo et c’est reparti pour une longue après-midi de chevauchée en direction de Taznakht, 80 kilomètres plus loin.

Là, tout aurait pu s’arrêter. J’ai attaqué le haut plateau plein d’énergie, il faisait beau et chaud, ça roulait vite sur une belle piste gravel, le long d’une arête rocheuse. Et puis je ne sais pas ce qui s’est passé. La roue avant a certainement plongé dans un banc de sable. Avant même de savoir ce qui se passait, j’avais la tête au niveau du sol. Je me suis arrêté avec les deux mains sur de grosses pierres rondes. Le vélo était tombé sur ma cuisse droite. J’ai regardé mes mains gantées, j’ai bougé un à un les doigts, tout fonctionnait, même si je savais que ça avait bien tapé. Je me suis relevé lentement en espérant ne rien découvrir d’alarmant. Ça avait l’air d’aller, alors je suis reparti. Un peu moins guilleret. Un peu plus crispé.

J’arrive à Taznakht à la nuit tombante. Je n’ai pas vu autant de monde depuis Marrakech. Taznakht, c’est petit, mais ça ressemble à une vraie ville, avec un rond-point et des hôtels. A la terrasse d’un hôtel / restaurant, je retrouve Yann et Nico, un allemand super détendu qui est venu ici pour les mêmes raisons que nous : faire une grosse rando XXL dans les montagnes du Maroc. Le genre de gars à apprécier les paysages et l’observation de la course du soleil au-dessus de nos têtes. On s’entend bien.


Après les émotions de la journée, il me faut un remontant. Je détruis consciencieusement une assiette de brochettes de poulet et son assiette de frites, descends 1 litre de yaourt grec à la figue et avale deux pains avec de la vache qui rit. Avec quelques litres d’eau. Dans la chambre d’hôtel que je m’offre pour les quelques heures de nuit, je constate les dégâts de la chute : hématome de 20 centimètres de large sur la cuisse droite et des bleus partout sur les mains. Mais rien de cassé, apparemment. Ça m’évite de refaire mes calculs pour les jours qui restent.

Jour 4 / Fugitifs en cavale, rencontres sur la piste et l’arrivée au CP2 de l’oasis d’Aguinane

171 km / 2400+ / 12 heures de vélo

Au matin du 4ème jour, je suis complètement rentré dans ma course. Les gestes sont précis et je ne perds pas de temps à chercher mes affaires dans les 5 sacoches strappées au vélo. J’ai mon cocktail anti-inflammatoire / paracétamol prêt à l’emploi sur la petite chaise à côté de mon lit, les bouteilles d’eau en attente d’être remplies, les petites tablettes d’électrolytes juste à côté.

A 4 heures du matin, je petit-déjeune dans la lumière blafarde de ma chambre d’hôtel, à même le sol. Trois bananes, pain / vache qui rit, 2 yaourts grec. La routine s’installe et elle fait du bien. Lorsque les automatismes se calent, c’est le cerveau qui dit merci. On se voit faire les choses. On ne doit plus mobiliser son esprit pour les faire.


Le vélo sur l’épaule, je descends du premier étage. Le comptoir du rez-de-chaussée est fermé, même pas un petit café-crème avant de partir. Le tenancier de l’hôtel ronfle sur un canapé. On est encore 3 heures avant le premier appel à la prière et le lever du soleil.

Dans les rues silencieuses à l’éclairage tamisé de Taznakht, j’ai l’impression d’être un fugitif en cavale. Un hors-la-loi. Qui d’autre traverserait la ville en danseuse sur son monsterbike, chargé de vivres et d’eau pour une matinée de chevauchée ? Et pourquoi prendre ce petit chemin de terre, à droite après la station service, qui s’enfonce dans le désert ? Tu fuis quoi, tu vas où ? Aucune idée, mais attends un peu, je ne suis pas le seul à prendre la tangente. D’autres avant moi ont suivi la trace, on voit les lignes organiques laissées par des pneus de vélo dans le sable.


Et puis, si je me tiens en danseuse, ce n’est pas pour aller vite, c’est que je ne peux pas m’asseoir sur la selle. Assieds-toi, sinon, tu vas te tenir mal sur ton vélo. Tu vas modifier ta position de pédalage. Tu vas te flinguer les genoux. Tu vas te disloquer. Assieds-toi, putain. Dans une demi-heure, la pression du corps sur la selle aura anesthésié un peu la douleur, tu le sais. Alors pédale.

J’ai commencé à me parler. Pour me motiver. Pour rester concentré. Pour penser à autre chose qu’à cette douleur lancinante qui me vrille le cerveau. Je suis devenu une bulle à moi tout seul. Une bulle qui doit éclater sur l’océan, mais pas avant. Elle doit rester compacte, solide, concentrée, hermétique à toutes distractions tout en restant ouverte à la magie du voyage. C’est ça. Ferme la porte sur la douleur et garde les yeux ouverts.

Je tourne le dos aux lumières de Taznakht et je disparais dans la nuit. 50 kilomètres dans le noir total et par 2°C de température, sur un terrain plat, avant les premières lueurs du jour. Des villages poussiéreux, aucun bruit, silence total sur la plaine. « C’était vraiment superbe », me racontera plus tard Yann, parti une heure ou deux après moi de Taznakht. « Je te fais confiance. Pour moi, c’était un champ de poussière et de sable. Mon terrain vague, quoi. »

Je chevauche tout seul, quasiment toute la journée. Pendant la matinée, la trace traverse des vergers d’arbres en fleur et des villages perdus au pied de longs promontoires rocheux. Signes de mains, « salam aleikum » aux habitants qui voient passer des cyclistes poussiéreux depuis deux jours. Aucune difficulté majeure, une belle piste gravel grimpe en pente douce continue. A midi, après avoir longé un profond canyon de roche rouge au nord, je m’arrête dans un minuscule village, quasiment la seule section asphaltée de la journée. Un ou deux kilomètres, seulement. Un restaurant de bord de route et sa terrasse ombragée accueillent déjà deux ou trois riders. Toujours les mêmes, ou presque. Au bout de 4 jours de course, ceux que l’on croise sont tous calés sur le même rythme. Il y a un italien tatoué avec son vélo aux larges pneus, et puis RJ Sauer, un chic type de Vancouver. Gueule de mannequin, cheveux poivre et sel, il a 43 ans, est père d’une fille de 18 mois. RJ a des soucis mécaniques et a dû envoyer une pièce de son dérailleur arrière se faire réparer dans une autre ville, à 20 kilomètres de là. Il attend, à l’ombre, que la pièce revienne, en sirotant des thé et des Sprite. Patient, le gars. Il s’avère que ses soucis mécaniques le suivront tout au long de la course et qu’il marchera des dizaines de kilomètres à côté de son vélo, dans toutes les montées, avant de remonter en selle pour les descentes. RJ n’a jamais rien lâché et à l’arrivée de l’AMR, il était devenu un exemple de ténacité pour beaucoup. L’Atlas Mountain Race, c’est une course en autonomie totale, mais c’est aussi grâce aux autres que l’on arrive au bout.


J’hésite à m’arrêter. Parce que le redémarrage est éprouvant et que la douleur doit une nouvelle fois être combattue. C’est comme si j’avais appuyé sur le bouton « reset ». Il faut tout recommencer, s’asseoir prudemment mais franchement sur une plaie ouverte. Après le repas de midi, c’est de nouveau sous un soleil de plomb que je m’enfonce dans la montagne marocaine. Les 2°C du matin se sont transformés en 25-30°C. Ce n’est pas la fournaise puisqu’on est toujours en février, mais le soleil est puissant. Je ne quitte jamais mes habits de nuit pour ne pas m’exposer au soleil : chaussettes mérinos chaudes, jambières, short noir près du corps, t-shirt mérinos manches longues, casquette AMR juste au-dessus des yeux et surtout buff remonté sur le nez pour ne pas perdre trop d’eau et respirer un air un peu humidifié. Je dois ressembler à Paul Atréides, le héros du Cycle de Dune de Franck Herbert, recueillis par les Fremen, un peuple autochtone du désert qui recycle l’eau de toute chose. On se raconte pas mal d’histoires, sur la route.

Pendant près de 40 kilomètres, la piste grimpe lentement le long d’un plateau incliné jusqu’à 2000 mètres d’altitude, avant de basculer dans une profonde vallée. Là-haut, les roches ont l’air calcinées. Des rideaux de pierre se succèdent dans le lointain. C’est très beau et à la fois, on dirait le Mordor. J’arrive au col vers 18h30, une heure avant le coucher du soleil. Ce passage, c’est la clé pour déverrouiller le CP2, en contrebas, à portée de guidon, 20 kilomètres et 700 mètres de dénivelé négatif plus loin.


Je croise la Control and Media Car n°2 dans la descente, avec qui je discute un bref instant avant de poursuivre la dégringolade. Pas question d’arriver à la nuit dans l’oasis d’Aguinane. Stefano prendra quand même des nouvelles de mon derrière. « How’s your butt ? » On se fait vite à ce genre de questions. Et à ce genre d’attention. Sur l’AMR, j’ai rencontré des gens qui faisaient attention aux autres. On prend des nouvelles, on est attentifs, et ça change tout. C’est une course, mais j’ai l’impression que cette notion n’a de sens que pour les 10 ou 20 premiers qui veulent « faire un temps ». Les autres sont là pour arriver au bout, vivre une aventure, quelque chose d’hors-norme, le temps d’une semaine d’évasion. On est réellement des fugitifs.

Nelson Trees, l’organisateur, avait prévenu de la beauté de l’oasis d’Aguinane. Et de la pente vertigineuse pour y accéder. Heureusement, on l’attaque par les hauteurs. Les pourcentages doivent avoisiner les 20% dans certaines portions. Je suis debout sur les freins. La route serpente contre la falaise, chaque virage est un excellent tremplin pour s’envoyer en l’air dans le ravin. Je m’arrête quand même pour m’imprégner de la vue plongeante sur l’oasis : des palmiers partout, en une longue forêt linéaire, des maisons qui font des guirlandes de lumières. Du vert profond, après l’âpreté du désert depuis deux jours. Le paradis.




J’arrive au CP2 à la nuit tombée. Je retrouve RJ, puis Yann qui arrive un peu plus tard. Je suis tellement à l’ouest que je tends mon passeport au lieu du brevet AMR. La bénévole sourit et me tamponne le passeport, juste à côté du visa marocain. L’Atlas Mountain Race est un pays étrange. Il se passe des choses que je ne connaissais pas, jusque là. Des états de fatigue et de plénitude mêlés. Des défis personnels et des batailles intérieures livrées aux côtés d’inconnus qui deviennent des amis. Yann en fait partie. Toujours un mot positif, un esprit qui va de l’avant. C’est précieux d’avoir un compagnon d’aventure comme lui.

C’est un bonheur de se désincruster de son vélo et de s’attabler devant un tajine. Deux tajines. Ce soir, j’ai prévu de me refaire une santé et de dormir jusqu’à 4 heures du matin. Demain, il faudrait rouler 180 kilomètres jusqu’à Issafen pour tenir les délais. Demain, ce sera la journée la plus dure. Je ne le sais pas encore.

Jour 5 / L’ancienne piste coloniale de Tagmout. Une certaine idée de l’enfer

180 km / 2400+ / 15 heures de vélo

Lorsque le jour se lève, je roule en descente sur des plaques de chocolat fondu. Un singletrack se fraie un chemin au milieu de roches stratifiées ressemblant à un marbré au chocolat noir et blanc. J’ai débarqué en plein conte d’Hansel et Gretel. Ça fait deux heures que j’ai quitté l’oasis d’Aguinane par une piste descendante, après 5 cafés au lait et deux pains à la confiture. Morten, un néerlandais, roule devant moi. On s’est croisés plusieurs fois depuis ce matin. La dernière fois, c’était il y a une heure. En pleine nuit, il s’était égaré dans le lit d’un torrent et poussait son vélo à travers les pierres.


On arrive dans un petit village endormi au pied des montagnes. Quelques enfants sortent des habitations couleur terre. C’est l’heure de l’école. Le soleil se lève à peine mais avec Morten, on a déjà plus de 30 kilomètres de pistes dans les jambes. Il s’arrête au pied d’une borne kilométrique de la route asphaltée que l’on vient de rejoindre pour prendre son petit déjeuner. Je poursuis la route, seul, sur 45 kilomètres. Ce sera la plus longue section asphaltée de la course. C’est vraiment long mais à ce moment précis, ça me fait beaucoup de bien. C’est plat et lisse, un vrai billard. La route remonte une longue vallée à fond plat, flanquée de montagnes érodées qui me protègent des premiers rayons du soleil. Les crues des averses passées ont tracé des méandres dans le large lit des rivières à sec. J’ai du mal à imaginer cette contrée sous la pluie. Pourtant les crues ont l’air sévères, à en juger par les restes de végétation accrochés aux branches des rares arbres, à plus d’un mètre de hauteur.

Deux heures plus tard, je n’ai toujours pas rencontré de véhicule sur la longue route. Ibn Yacoub, un village aux maisons de pierre construit entre deux montagnes, baigne dans le soleil. Je trouve un petit commerce ouvert, près de la mosquée. Un commerçant prévenant me fait asseoir à l’ombre sur un sac de paille et m’apporte tout ce dont j’ai besoin. Eau, boîtes de thon, pain. On discute un peu, il est tout content de soutenir les participants à la course. Il a croisé Patrick Lamarre hier soir, et Sofiane un jour avant. « Il est fou, lui, non ? » Je ne sais pas s’il est fou mais il est diablement rapide, oui.

La route d’asphalte s’arrête à Ibn Yacoub. Si l’on veut poursuivre vers l’ouest, il faut suivre cette piste qui grimpe vers les hauteurs jusqu’à un plateau aride strié de strates rocheuses. Elle reste là-haut pendant 10 kilomètres avant de tomber en deux virages dans le lit d’une rivière, 300 mètres en contrebas. La piste franchit plusieurs fois le lit asséché. Il faut souvent descendre de vélo pour franchir les bancs de sable où les pierres roulent sous les roues. Tout l’après-midi, la piste est très reculée, solitaire. A 16 heures, j’arrive avec quelques autres riders à Tagmout. On se protège du soleil sous le auvent d’un petit commerce pour dévorer des omelettes, notre principale nourriture au cours des derniers jours de course.

Sur le roadbook envoyé par l’organisation de la course, les sections difficiles sont notées. La vieille piste coloniale de Tagmout, que je dois emprunter ce soir, en fait partie. Cette piste qui relie Tagmout à Issafen à travers la montagne a été construite à la main dans les années 1930. Depuis, elle a été oubliée. Elle n’est plus empruntée que par les bergers et leurs troupeaux de chèvres. En lieu et place d’une piste, c’est un vaste pierrier, un champ de caillou de 56 kilomètres de longueur qu’il faut franchir. A deux endroits, la piste a disparu, emportée par des torrents en crue. Sur le profil altimétrique, la piste de Tagmout part de 1000 mètres d’altitude, grimpe sur 30 kilomètres, reste là-haut aux alentours de 1700 mètres pendant 10 kilomètres et redescend à Issafen vers 1150 mètres.


Il est 16h45 lorsque je quitte Tagmout. J’ai encore trois heures de jour. La piste quitte le village par une longue ligne droite en faux plat montant sur un tas de cailloux, vent de face. Excellent prélude à l’enfer qui se prépare. Un enfer dans un environnement exceptionnel : la piste trace sa propre ligne à travers les courbes géologiques de la montagne. Et le coucher de soleil qui se prépare renforce les couleurs rougeoyantes des montagnes et la rudesse du territoire. C’est beau, mais je dois souvent descendre de vélo, incapable de soutenir la douleur lorsque les roches sont trop nombreuses. Et des roches, il y en a partout. Parfois, sur 100 mètres, je peux rouler sur une ligne dégagée, tracée par les 70 concurrents passés avant moi. Mais la plupart du temps, je marche. Cette montée va être longue, je le sens. Je croise la voiture média, qui a fait demi-tour plus haut, là où la piste est coupée. Ils me souhaitent bon courage et je repars en cahotant sur les roches.

Une heure plus tard, il fait nuit noire et je n’ai pas encore atteint le plateau. Je me force à grimper sur le vélo dès qu’un bout de piste à peu près plat s’ouvre au devant. 30 fois, 40 fois, je descends de vélo, je pousse, je remonte, je me fais mal, je redescends. Si c’était le premier jour de course, ce serait un massage un peu brutal. Là, c’est une torture. Je suis ivre de douleur. J’atteins une limite. Pendant des heures, j’avance, toujours plus loin. Ma famille et mes amis suivent depuis le début ce petit point 114 qui se déplace lentement sur la carte du Maroc. Je vais avoir 40 ans dans quelques semaines. Je vais être papa, aussi. Tout s’embrouille dans ma tête. Mais pour toutes ces raisons, et aussi parce que je ne suis pas venu ici pour ne pas voir l’océan, je ne me sens pas le droit de baisser les bras. Je fouille à l’intérieur pour trouver les ressources nécessaires pour avancer. Mes pieds butent contre les rochers. C’est devenu une randonnée dans un pierrier.






J’ai mis les écouteurs dans les oreilles, j’écoute la BO d’Arizona Dream de Goran Bregovic, à fond, pour occuper l’esprit et l’emmener ailleurs. Et l’esprit divague. J’ai l’impression d’ouvrir des portes sur des mondes inconnus. Derrière moi, la porte se referme. Je ne peux plus revenir, je dois continuer. J’ai cette étrange sensation de sortir de mon corps, de me voir par au-dessus, évoluer sur ce vaste pierrier noyé dans l’obscurité. C’est peut-être ça que je suis venu chercher, en fin de compte ? Une expérience ?

Je crois que je suis sur le plateau. Je devrais commencer la redescente dans quelques kilomètres. Je m’arrête et éteins la lampe pour me plonger dans l’obscurité totale. A 1700 mètres d’altitude, c’est le silence des hauteurs, le souffle du vent.

Quelques kilomètres plus loin, les hallucinations commencent. A droite de la piste, des centaines de points lumineux bleu-vert apparaissent soudain. Ils sont très rapprochés et forment un rectangle parfait. En avançant, les lumières pivotent et s’orientent dans ma direction. Elles semblent flotter au-dessus du sol, comme des méduses phosphorescentes. A y regarder de plus près, ce ne sont que des moutons dans un enclos de pierre rectangulaire…

Un peu plus loin, la piste descend enfin. Encore 16 kilomètres avant Issafen. 16 kilomètres de bataille acharnée pour garder les roues sur la piste, rouler assez vite mais ne pas exploser les jantes sur les roches, profiter de la gravité pour gagner du terrain mais ne pas casser la machine. Un dernier replat en devers au-dessus d’un gouffre et c’est la jonction avec l’asphalte lisse de la route R109. Cinq kilomètres, allez !

A Issafen, je repère quelques vélos contre un mur. Le café de Hassan est encore ouvert à minuit et demi et quelques riders ont déjà investi le premier étage pour y passer la nuit. Je grimpe avec mon vélo sur l’épaule. Là-haut, on dirait un hôpital de campagne. Ça sent le camphre et l’antiseptique. Des pansements jonchent le sol. On est six mais personne ne dit un mot. Je ne suis pas le seul à avoir subi le martèlement de la piste de Tagmout. Tout le monde est cassé de fatigue. On déroule son matelas dans des nuages de poussière et on s’allonge. En dix minutes, il n’y a plus un bruit au premier étage du petit café d’Issafen.

Jour 6 / L’ivresse des hauteurs

160 km / 3000+ / 11 heures de vélo

Au réveil, tout le monde a déserté le premier étage du café d’Issafen. Sauf Jan, un tchèque en train de réparer sa roue dans un coin de la pièce. Il fait encore nuit noire. J’ai dormi à peine 4 heures. Mon corps encore meurtri de la bastonnade d’hier, je me déplie lentement, articulation après articulation. Le corps va pourtant bien, mais le contact du tissu sur l’arrière-train me fait hurler. Je descends cahin-caha avec mon vélo sur l’épaule. Hassan est toujours là, derrière le comptoir encombré d’étagères à sucreries. On discute au comptoir. Entre nous, il y a des pains plats, du beurre et de la confiture. Je mange comme si c’était mon dernier petit-déjeuner. A l’extérieur, mon vélo semble piaffer avant le départ. C’est beau, un vélo de bikepacking chargé. C’est un appel à larguer les amarres et aller voir plus loin. Pourtant, je me replonge dans l’odeur rassurante du café au lait. Trois cafés. Je décale le moment où je vais devoir m’asseoir sur cette selle…

Il fait encore nuit lorsque je prends la route. Douze kilomètres d’un long faux-plat descendant asphalté, avant de reprendre 30 kilomètres de montée le long d’une piste louvoyante au fond d’un canyon. Le jour s’est enfin levé.

Les roches sont plus striées que jamais et forment des lignes géométriques sur des distances considérables. J’ai toujours adoré l’histoire de la Terre, ici c’est un formidable livre ouvert. Il me manque juste un géologue pour traduire cet étonnant paysage.


Je passe la première moitié de la journée complètement seul. Parfois, sur l’application de suivi des riders, on a l’impression que les participants sont nombreux et se rencontrent souvent. Mais au bout du 6ème jour de course, on peut passer des heures et des heures en complète solitude. J’adore ça. Chacun sa course, tous sur la même ligne.

Je suis à fleur de peau, tout le temps. Après l’enfer de la piste de Tagmout, je m’étonne moi-même d’être encore en mouvement. Dans d’autres circonstances, je me serai arrêté. La douleur est trop présente, trop lancinante pour pouvoir penser à autre chose. Mais je suis encore là, porté par l’adrénaline de cette course si exigeante et l’envie d’aller au bout. Hier soir, dans les champs de pierre de la vieille piste coloniale, j’ai découvert que je pouvais me porter plus loin, toujours un peu plus loin. Mais je suis à fleur de peau, je le sais. Et j’ai les nerfs à vif. Ce matin, juste avant mon dernier café, un adolescent me dévisageait avec de grands yeux surpris. Je me suis rendu compte que les larmes coulaient. Je ne savais pas depuis combien de temps je pleurais. Mais les nerfs ont lâché. On se met dans des états, quand même…

Et puis, en plein milieu d’une belle piste gravel perdue sur les hauteurs, à 1800 mètres d’altitude, je ne sais pas ce qui se passe. La douleur s’envole. Ça ne dure qu’une poignée d’heures, mais je ne sais pas pourquoi, ni comment, je ne sens plus rien. Je redécouvre le plaisir de rouler, bien calé dans le fond de ma selle. Ça me rappelle mes premiers tours de roue à vélo, à 7 ans, sur le parking en gravier de la maison de vacances du Périgord, quand tu ne veux plus jamais descendre et garder ce mouvement perpétuel.

Je double Jan qui a réparé sa roue, puis Morten, que je n’ai pas vu depuis hier soir à Issafen, et encore un autre rider. Je gagne du terrain. J’ai l’impression de voler.

Vers 14 heures, j’atteins la route asphaltée des gorges d’Aït Mansour que je dois remonter pour atteindre le CP3. D’anciens villages en terre terminent de se décomposer sous le soleil implacable du désert marocain. Je suis tellement content d’avoir retrouvé la forme que je dépasse le CP… 8 kilomètres et 200 mètres de dénivelé positif plus loin, je fais demi-tour…


Au CP3, noyé dans la verdure d’une longue oasis de palmiers, je retrouve Yann, qui a déjà fait tamponner son brevet et est sur le point de partir. Je dévore une omelette berbère en racontant mes aventures de la veille à Jean-Jacques, oreille attentive et bénévole sur l’AMR, avant de reprendre l’ascension.

D’ici, il reste 200 kilomètres pour la ligne d’arrivée. Et 54 kilomètres jusqu’à Tafraoute, que je compte atteindre à la nuit tombée.

L’asphalte m’emmène une nouvelle fois à 1800 mètres d’altitude. Spectacle des hauts plateaux, villages qui s’éclairent au fond des vallées, appels à la prière qui résonnent en échos. Puis c’est l’une des plus belles descentes gravel de la course. Presque 800 mètres de D-, d’abord sur une large piste puis sur des singletracks alors que le soleil termine sa course. Debout sur les pédales, je dégringole de mes montagnes jusqu’à la terrasse d’un café-restaurant où je retrouve Yann, Nico et Jan attablés devant des collines de frites et de viandes grillées. Je décide de dormir une dernière fois dans un lit et de ne pas pousser dans la nuit. Le plan, c’est de partir demain matin vers 4h30 pour couvrir les 150 derniers kilomètres avant la nuit. Je veux voir l’océan et la ligne d’arrivée en plein jour.

J7 / L’arrivée


160 km / 2600+ / 11h30 de vélo

Hier soir en débarquant à Tafraoute, j’avais l’impression de redécouvrir soudainement la vie sociale. La vie normale. Celle des gens qui vivent simplement et passent leur temps à autre chose que de pédaler en subissant les ascenseurs émotionnels provoqués par les endorphines, les douleurs multiples ou l’euphorie de rouler du lever au coucher du soleil. Après 1000 kilomètres de piste le long des canyons, sur les plateaux d’altitude, sous le soleil cuisant ou le couvert des oasis, lorsque j’ai croisé quelques camping-cars français et belges sur le dernier tronçon en asphalte à l’entrée de la ville, je me suis dit que l’aventure n’était pas loin de se terminer.

Tafraoute, comme une oasis de civilisation. Des restaurants, des échoppes, de l’animation et je me prends à jouer le touriste avec Yann. Touristes raisonnables : on a juste traversé la rue pour dégoter un petit marché et acheter des bananes et de l’eau, de quoi tenir jusqu’à l’heure d’ouverture des cafés de bord de route le lendemain matin. Mais quand tu quittes tes chaussures à cales et que tu marches en tongs, tu te sens de toute façon comme un touriste, quoi que tu fasses.


Surtout, Tafraoute, c’est un grand lit où je peux faire l’étoile de mer et écraser pendant 5 heures d’un sommeil de plomb. Autant dire une éternité comparée aux 2h15 dormies par Sofiane pour couvrir l’intégralité de la course, et la gagner, il y a deux jours. Chacun son niveau. S’il est un extra-terrestre, je ne suis qu’un terrestre qui doit encore se transporter 160 kilomètres plus loin jusqu’à l’océan.

C’est drôle comme 160 kilomètres peuvent paraître insignifiant lorsqu’on vient de si loin. Marrakech, ses larges boulevards, sa pollution, le minaret de la Koutoubia, c’était il y a 5 jours. Chaque étape a été vécue comme une micro-aventure et, chemin faisant, je me tiens là, dans ma chambre d’hôtel, à peine réveillé à 4h30 du matin et pourtant excité comme si l’océan était juste là et que je pouvais m’y précipiter.

Mais 160 kilomètres à VTT, c’est 3 de mes journées normales d’entraînement ou de promenade. On perd un peu la notion de distance et d’effort, dans ces épreuves d’ultra-distance.

A chaque fois que j’allume mon téléphone, c’est la cascade de notifications WhatsApp. Sur le groupe Famille, mes parents, mes frères, mes belles-sœurs, neveux et nièces m’envoient leurs encouragements. Et je crois que mon amoureuse tient encore plus que moi à ce que je franchisse la ligne d’arrivée. Je ne suis pas tout seul sur les pistes et ça donne des ailes. Tout le monde sait que ce soir, c’est l’océan. Go.

Je quitte Tafraoute, 1000 mètres d’altitude, par une belle route asphaltée avant d’attaquer des pentes à 10% qui m’emmènent à 1400. La fatigue des jours passés est bien installée désormais. Au lever du soleil, j’ai roulé une trentaine de kilomètres et il faut bien l’admettre, j’ai l’impression de me traîner, de ne pas avancer malgré la qualité de la route. En fait, je crois que je m’ennuie. La montagne alentour est sublime mais j’ai besoin de retrouver le terrain de jeu qui fait tout le sel de l’Atlas Mountain Race : la piste.

En dévorant une omelette berbère au soleil matinal, dans une minuscule échoppe de bord de route, un coup d’œil sur l’application de suivi des riders m’apprend que Yann est juste là, 14 kilomètres derrière moi. Je ne devrais pas tarder à voir sa haute silhouette arriver.


La piste débute enfin après 50 kilomètres d’asphalte. Avec ces cactus en pagaille, ces arbres espacés sur un lit de roches rouges, on croirait avoir poussé la porte d’un formidable jardin d’un pays méditerranéen. C’est la première fois depuis une semaine que l’altimètre affiche une altitude si basse : 700 mètres. Ça sent les herbes aromatiques et un air de vacances plane sur le paysage.

Au bout d’une longue descente, l’altimètre affiche 265 mètres d’altitude. Yann déboule derrière moi alors que je suis en train de pousser mon vélo dans le pierrier meuble d’un torrent à sec. Nous sommes au pied de la dernière bosse de la course. 500 mètres à grimper et ensuite 80 kilomètres jusqu’à la côte… On décide de terminer la course ensemble.

La bosse est franchie à moitié sur le vélo, l’autre moitié en poussant dans des pierriers inclinés. C’est ce qu’on appelle les « hike a bike » et on en a connu pas mal tout au long de la course. Yann est de bonne humeur, longs cheveux noirs au vent, smile jusqu’aux oreilles. Il profite de ces derniers instants de course. Je suis un peu plus dans ma bulle avec mes douleurs aux fesses qui ne partent pas et me vrillent le cerveau depuis trois jours. J’ai poussé jusque là et je sais que je vais arriver au bout. Mais j’ai hâte que ce moment arrive, maintenant.

On déjeune dans un petit resto avant le dernier tronçon. D’ici, c’est sans arrêt jusqu’à l’océan. Allez, 60 kilomètres.


Une dernière descente sur la piste poussiéreuse d’une carrière de pierre nous dépose dans la vaste plaine côtière au sud d’Agadir. Un territoire morne, entrecoupé de chemins clandestins coincés entre des barrières d’arbustes malingres séparant des terres agricoles mal définies. Sous un ciel laiteux chargé de l’humidité océane, je pousse plein Ouest mais mon esprit fouille à l’Est, sur l’étendue de l’incroyable parcours, presque irréel, que j’ai traversé pendant une semaine. Une vie sur le vélo, pleine, condensée, toute entière tendue vers l’objectif final. J’aurai vécu tous les levers et tous les couchers du soleil, des ciels nocturnes les plus noirs et couverts d’étoiles aux heures les plus chaudes et lumineuses de la journée. J’aurai connu toutes les teintes des ciels et des roches, les roses, oranges, violets, bleus et leurs palettes de variations chromatiques. Tout est brouillé dans mon esprit. L’Atlas Mountain Race m’apparaît comme un magma de sensations, d’images et d’émotions.


10 kilomètres. Un vent de face puissant s’est installé. Yann s’envole sur une longue route rectiligne. Je le laisse filer, préférant rester dans ma bulle et ne pas m’énerver d’être en incapacité de le suivre.

6 kilomètres. Une dernière micro bosse. J’imaginais une arrivée glorieuse, un faux plat descendant sur un asphalte rutilant, un boulevard ouvert sur l’Atlantique, bras ouverts et bande originale de « Chariots de Feu ».

Pas du tout. Je viens de m’enliser dans un bac à sable géant. C’est la dune finale. Les roues s’enfoncent dans le sable, impossible d’avancer sur le vélo. Pendant près d’une heure, je dois me maîtriser pour ne pas jurer contre le sable, contre le vent. L’océan est là, je le vois désormais. Il est 18h50 et le soleil orange se mêle aux embruns sur l’horizon.

Un dernier tronçon d’asphalte, très court et en descente, permet de prendre de la vitesse pour le dernier virage à gauche qui me laisse entrer dans l’Auberge La Dune. Des vélos partout. Des gens poussiéreux allongés dans l’herbe ou attablés en petits groupes. Sur les marches d’un petit escalier, il y a Yann, mais aussi Patrick, Stéphane, Théo. La French Brigade. Je leur tombe dans les bras. Le soleil descend et touche l’horizon. J’ai vu l’océan de jour, comme prévu.

Stéphane s’occupe de mon vélo. La vue brouillée, je titube jusqu’à la tente de l’organisation. Mon passeport AMR est validé d’un dernier coup de tampon.

Je ressors, Yann me tend une bière.

Je suis arrivé.





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